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démo des maux
29 janvier 2009

La femme en blanc

fant_me

         Voici une autre histoire des temps anciens, très anglo-saxonne (Sheridan le Fanu, MR James et Blackwood ne sont pas très loin) et Nervalienne en âme.

La femme en blanc

            Il n’y a devant moi qu’une étendue de sable. A l’infini. Et ce sable curieusement, je l’entends crisser sous mes pieds nus, mais chose étrange, je ne sens ni la chaleur ni la soif. Il y a pourtant un soleil, amorphe et laiteux qui tient en l’air par je ne sais quel miracle, suspendu par un réseau de fils invisibles, et qui ressemble vaguement à une gemme, mais il n’émet aucun rayonnement. Ce que je sais, c’est que je marche depuis très longtemps sur cette mer de sable, et que j’avance tout droit sans point de repère et sans ressentir la fatigue.

            J’aperçois à l’horizon une tâche sombre qui grossit au fur et à mesure que j’avance et qui ne réfléchit pas la lumière, peut-être à sept ou huit dunes de l’endroit où je me trouve - car je ne fais que grimper et descendre. Et c’est justement comme je me tiens au sommet du monticule que mes yeux distinguent cette masse sans contours vraiment définis, et que je me demande, dans un sursaut de conscience, si c’est bien moi qui me dirige vers elle - ou elle qui marche vers moi. Je ne sais pas vers quoi j’avance, ça ne ressemble pas à une palmeraie ou à un oasis, mais qu’est-ce que j’en sais après tout ? Je ne suis jamais venu dans le désert. C’est devant un palais abandonné à tous les vents, dont les battants de la porte ne cessent de s’ouvrir et de se refermer, alors même que je ne sens pas le plus petit souffle de vent que mes pas m’ont conduit. Le hasard, ou bien ma volonté me guident à travers un dédale chimérique de pièces, de chambres, de salles… Les corridors se ressemblent et s’assemblent, je gravis des montagnes d’escaliers pour me retrouver toujours au même niveau. J’entrouvre une porte, pénètre dans la salle, sort par une autre porte et me retrouve au même endroit, devant cette porte, maintenant fermée. Je suis assis sur ce qui a du être un trône royal, il y a de cela très longtemps. Le silence a fait irruption, tel un diable de sa boîte, mais pas n’importe quel silence : pesant, lourd, plein de mystères, de celui qui normalement nous fait haleter, cracher notre souffle et réciter nos prières. A l’autre bout de la pièce, une porte s’ouvre, j’entends le bruissement de l’étoffe, je lève les yeux… et elle entre, à pas feutrés. Je la regarde et...

            Je me suis réveillé ce matin plus fatigué que je ne m’étais couché. Il m’arrive de dormir sans avoir sommeil, de fermer les yeux par habitude, parce que la lumière du jour brûle mes paupières - et de rêver toute la nuit. Il est vrai que je suis seul, que je m’endors seul avec pour toute compagnie un traversin, contre lequel me blottir et auquel je peux confier mes désirs, tous mes désirs. J’aime avoir un traversin avec moi pendant la nuit : il est si beau, il imite le corps de la femme, blanc et doux comme le sien, et on peut le placer où on veut, contre son épaule, sa poitrine… ou plus bas encore, là où ça fait tellement de bien. Je peux pleurer la nuit aussi, verser des larmes amères et salées, et en me réveillant le matin, caresser doucement sa peau, qui a conservé l’empreinte de la mienne, ses traits… sa peau sèche, sans aucun souvenir.

            Je vais avoir trente-neuf ans dans deux jours et pourtant je me sens jeune, sans passé. Parfois, je me demande si je ne suis pas venu au monde hier. Je sais bien que non pourtant : j’ai vu mes parents vieillir et mourir, ma sœur se marier et avoir un fils, qui a déjà onze ans. Il y a simplement que je n’arrive jamais à me rappeler ce que j’ai fait, il y a seulement trois jours. Il n’y aurait pas les rêves, qui chaque nuit troublent mon sommeil, même le jour, je penserais que la vie n’est qu’une illusion qui passe son temps à nous tromper - en nous laissant croire que nous sommes vivants.

            Les rêves empiètent de plus en plus sur le terrain du réel. Le jour, je suis comme un somnambule et la nuit, je visite des mondes qui me semblent plus vrais que celui dans lequel je vis. Je n’ai jamais accordé plus d'importance à ce que mes yeux voyaient, bel et bien, qu’à ce que mes yeux pouvaient voir - et c’est peut être pour cela que j’ai vu tant de choses. Pour quelle raison la vie ne serait-elle pas une succession, plus ou moins consciente, de rêves ? Les psychanalystes nous disent que nos actes et nos pensées de la journée déterminent et agissent sur nos rêves de la nuit. J’ai l’impression qu’en ce qui me concerne, c’est plutôt l’inverse. Il suffit que je rêve de quelque chose ou de quelqu’un pour que cette chose ou cette personne surgissent dans ma vie. A vrai dire, je ne fais aucune différence entre le monde de l’éveil et le monde nocturne, j’y retrouve chaque fois un peu de moi, ou du moins, un peu de celui qui me sourit dans le miroir chaque matin au lever du lit - et qui est le seul que je connaisse et tienne pour vrai. Le monde n’est réel que parce que je suis réel : dès que je ferme les yeux, le monde disparaît. Mais il ne me sera d’aucun secours de m’attarder sur des considérations bassement philosophiques : le rêve est ce qu’il est, ce qu’il a envie d'être, et j’ai beau faire, tout tenter pour m’en extraire, je suis de plain-pied dans la vie, que je le veuille ou non. Je veux simplement vous raconter mon histoire, c’est déjà bien suffisant : vous en tirerez les conséquences qui s’imposent. Je dois vous raconter ce qui s’est passé, tout ce qui m’est arrivé, suite à ce rêve saharien.

            Quand je me suis réveillé ce matin-là, au sortir du songe, j’avais toujours en mémoire le visage de cette femme, sculptée dans cette robe blanche, et qui avançait vers moi, un visage radieux et une chevelure de jais qui tombait en boucles soyeuses comme un crotale lové sur son épaule. Je n’ai pu oublier ces grands yeux, à la fois bleus et verts, de toute la journée et dès que je fermais les yeux, elle apparaissait à nouveau, drapée dans son linge blanc, son suaire. Vous comprendrez que j’ai passé une journée délicieuse et détestable à la fois - et que ce sont surtout les autres, mes collègues de travail qui l’ont trouvé détestable. La matinée a filé comme un boulet de canon et je suis parti déjeuner sans penser à rien. J’ai des habitudes, surtout depuis que je vis seul - et ces manies de vieux garçon sont difficiles à changer. L’une d’entre elles consiste à aller déjeuner systématiquement au même endroit : la nourriture y est bonne, je suis toujours servi en temps et en heure, et surtout, personne ne vient jamais m’ennuyer, m’entretenir de ses problèmes.

            Ce jour-là, un jeudi donc, comme je dégustais un onglet à l’échalote, accompagné de pommes de terre sautées et d’un pichet de Bourgueuil, relevant la tête, il m’est arrivé une chose étrange que je ne sais pas trop comment raconter. La vie est fertile en coïncidences et hasards de toutes sortes : il suffit la plupart du temps d’ouvrir les yeux et d’observer ce qui se passe quotidiennement sous notre nez. Si je devais écrire toute la vérité, je commencerais ainsi : « Comme je mastiquais tendrement un petit morceau de pain avec du beurre dessus, j’ai levé les yeux à un moment, en direction de la porte et le rêve me sauta à la gorge et y planta ses canines pointues. Car sur le seuil, habillée d’un costume en lin toujours blanc, une femme se tenait debout… et cette femme était la mienne, celle que j’avais connue en rêve, la nuit dernière ».

            Il est vain parfois de nous demander si nos yeux ne cherchent pas à nous tromper, à nous induire en erreur, en nous faisant accroire des choses qui nous semblent pourtant sorties de notre imagination. L’aventure que j’étais en train de vivre posait deux graves problèmes à ma conscience. N’étais-je pas tout simplement en train de rêver, en plein jour, et dans ce cas, celle que j’observais depuis une bonne minute avait un visage soit complètement différent, mais que j’avais, par je ne sais quel mystère, transformé pour le faire ressembler à celui que je voulais apercevoir, soit n’existait pas du tout, alors même que je la voyais, et qu’en me levant et m’approchant d'elle, j’aurais pu la toucher, la prendre par le bras et la ramener à ma table ? Ou alors, et cette hypothèse n’était pas pour me rassurer, il y avait vraiment une femme sur le pas de la porte, et cette femme était bien celle dont j’avais rêvé... ce qui laissait entendre qu’il est des rêves qui recoupent la vie, se confondent avec elle, et que la frontière tendue entre ces deux univers, si distincts pourtant, se rompt parfois, permettant cette interpénétration des deux mondes, « cet épanchement du songe dans la vie réelle » dont parlait Nerval.

            Je n’eus pas même un mouvement de surprise quand je la vis marcher, se promener entre les tables, dardant un regard lourd de sens, semblant chercher quelqu’un. J’étais assis dans l’arrière-salle et ne quittais pas des yeux cette apparition, si belle que j’en avais le cœur qui tremblait, la suivant dans chacun de ses mouvements, attentif à chacun de ses gestes. Et quand, fatiguée de chercher ce qui semblait absent… quand, tournant la tête pour la dernière fois, nos deux regards se croisèrent, je la vis sourire et d’une allure pleine de grâce, se diriger vers moi.

            - Bonjour, je peux m’asseoir ?

            Sans dire un mot, d’un simple hochement de tête, je l’invitais à prendre place. Le choc causé par la rencontre de cette femme - comme n’importe quelle femme d’ailleurs s’asseyant à ma table et faisant mine de me connaître, moi qui ne fréquentais personne – m’avait laissé sans voix. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. J’avais devant moi un être presque immatériel à mes yeux, très certainement humain mais je n’étais plus sûr de rien, la panique semblait m’avoir fourré son doigt en plein dans l’orbite.

            - Dès que vous aurez fini votre pain, on pourra prendre un café.

            Elle parlait, elle me parlait de sa voix, difficile à définir, assez grave pour une voix de femme. Petit à petit, cependant, je repris mes esprits, et le moment arriva où j’eus la force d’articuler au garçon qui passait : « Deux cafés, s’il vous plaît ».

            - Il y a longtemps que vous êtes là, me demanda-t-elle. Vous êtes si pâle.

            - Je viens ici tous les midis, j’aime bien cet endroit… je pars rarement en vacances.

            - Vous savez !... Non, suis-je bête ! vous ne pouvez pas le savoir... mais  je bois trop de café.

            - Maintenant, je le sais, balbutiais-je. Au fait, je m’appelle Luc.

            - Et moi, Adèle.

            - Je voulais vous dire, je... Vous aimez Hawthorne ?

            - Hawthorne ! Il y a plus d’un an que je dois lire « La maison aux sept pignons »... mais le temps joue contre moi, j’ai honte.

            - C’est drôle car c’est justement le livre que je suis en train de lire. Je reposais ma tasse et attrapais le roman posé sur la banquette. Quand je lui tendis le livre, nos deux mains s’effleurèrent.

            - C’est bien le type dont les ancêtres avaient trempé dans les procès de Salem ?

            - Oui, le même, un puritain obsédé par le Mal, mais un grand écrivain surtout.

            ..................................................................................

            - Alors, à ce soir ! 18 heures, devant le café, dit-elle en s’en allant.

            - D’accord, le premier attend l’autre.

            Cela fait trois semaines que je vis avec Adèle, et je ne sais toujours pas si elle est la femme en blanc de mon rêve. Il y a encore des choses que je n’arrive toujours pas à lui demander. De son côté, elle ne revient plus sur le passé ; notre rencontre, aussi étrange soit elle, elle n’y revient jamais. Je crois que je suis le plus heureux des hommes vivant sur terre. J’aime follement une femme qui m’aime à la folie. Je sais que notre amour est si fort qu’ensemble nous allons changer le monde. Je n’ai besoin de rien d’autre, de personne d’autre : je n’ai besoin que d’elle. Et depuis que je suis avec elle, depuis que je dors avec elle chaque soir, je ne me souviens plus de mes autres rêves.

            Malheureusement, je suis constitué d’une façon très particulière et j’invite la vérité à s’agenouiller devant moi, se dépouiller pour me révéler tout ce qu’elle sait. Et c’est pourquoi je torture ma femme de questions incessantes qui l’ennuient et me font froid dans le dos.

            - Adèle, tu sais que je meurs d’envie de savoir si tu m’avais déjà connu avant notre rencontre. Tu me rappelles une femme que j’ai connu, sans la connaître vraiment, une femme qui a compté beaucoup pour moi. Je veux juste savoir si tu es cette femme-là.

            - Luc, mon amour, tu me demandes trop. Je suis Adèle, un point c’est tout.

            - Mais Adèle est-elle la femme de mon rêve ?

            - Adèle est ta femme... et tes rêves t’appartiennent.

            - Mon amour, depuis que je suis avec toi, je dors... je dors comme un bébé... Mais il y a toujours ce rêve qui m’obsède, ce rêve qui fait de moi celui que je ne suis pas.

            - Luc, je t’aime plus que ma vie... Alors, crois-moi, je suis Adèle, la femme de tous tes rêves.

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