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démo des maux
10 octobre 2008

La nuit obscure

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La nuit obscure

« La mort physique est le commencement du retour de l’homme à Dieu.

D’un côté la matière s’évanouit sans laisser de traces,

de l’autre toutes les divisions successivement issues de l’unité divine

et qui coexistent dans l’âme humaine, rentrent l’une dans l’autre ».

Jean Scot Erigène

            La vie m’est insupportable, je dois en finir, dès ce soir. A quoi bon retarder l’échéance ? Trop d’années me séparent de la vie. Il y a si longtemps déjà que j’ai étranglé en moi la triste voix de l’espoir. Rien ne sera jamais plus comme avant. Ce qui est fait ne peut être défait. Quand je fais le vide en moi, je me sens encore trop infatué, farci à ras bord de scories : la transmutation est longue et difficile. Mais avant de m’en aller, je veux vous raconter mon histoire, marquée telle une bête par le poinçon de l’amour. Car j’ai aimé, à ma façon, une femme que je vais rejoindre. Et pour parler sans gêne, je vais me saouler.

           Je me souviens de moi comme d’un mauvais souvenir, partagé entre la tentation et la peur du néant. J’ai vécu ma vie d’homme à l’envers, tout entier livré pieds et poings liés à mes préoccupations, combattant les démons intérieurs, m’entourant des démons extérieurs. Tout un pan de ma vie se résorbe quand je m’abrite derrière ce nom que l’on dit être le mien ; mes erreurs connues bandent leurs muscles flageolants devant le peloton d’exécution - mais je fais face et feu. Je me suis aimé différent, découvrant dans les ridules de mon front les heures passées à passer le temps, lointain, comme jeté par la vie du haut du trentième étage. C’est mon manque de courage devant la vie qui m’a rendu amoureux à en mourir. La femme restait pour moi un symbole, une image à laquelle me raccrocher, un étendard à brandir pendant une guerre, un alcool rare qui soûle vite, une vingt-cinquième heure qui détonne dans le silence... un monstre polymorphe qui abat ses visages comme on abat ses cartes.

            Quand je l’ai rencontré pour la première fois, quand nos deux routes se sont croisées, je n’ai pas su tout de suite qu’elle était celle que mon cœur et mon corps réclamaient depuis toujours. Je n’ai pas su que nous errerions, la main dans la main, sur la même route - et qu’au bout se trouvait la mort. N’aurais-je pas fait tout ce que j’ai fait si j’avais pu connaître l’avenir à temps ? La Sibylle a peut-être rendu son oracle d’ailleurs, mais je n’ai pas voulu l’entendre. Le langage de l’amour est un langage ésotérique, il est pénible d’en dire même quelques mots aux profanes. De quel droit ose-t-on prostituer l’unité sacrée, l’abandonner aux appétits voraces du nombre ? Je l’aimais, voilà tout. Chaque battement de son cœur était comme une respiration pour moi, chaque plissement de ses paupières, un coucher de soleil et chacune de ses paroles me consolait de mon mutisme. Je n’en disais pas plus qu’il n’en faut, elle comprenait et je ne faisais rien sans penser avant à ce qu’elle aurait fait à ma place. Je lui disais souvent que nous avions été baptisés par le dieu de l’amour et que rien sur terre ne pourrait jamais sécher ces gouttelettes d’eau pure qui avaient ruisselé jusque sur nos yeux. Je lui avouais aussi que l’union de nos deux corps semblait appeler toutes les divinités païennes à se rendre au sabbat... Je lui disais tout et n’importe quoi. Quand nous faisions l’amour, nous jetions à bas vingt siècles de morale chrétienne ; la moindre de ses caresses m’emportait au seuil de l’orgasme et un simple de ses regards façonnait une forme au désir - le clown se grimait, devenait un homme à part entière.

            Combien d’années nous sommes-nous joués ainsi de la mort ? Presque une décade à nous aimer d’amour fou, ses lèvres humides de mes baisers, ma peau embaumant de son odeur et nos yeux fouillant nos âmes sans répit. Tantôt c’était moi, et tantôt elle, mais chaque fois nous nous remplissions de l’autre et nous sentions plus fort à chaque nouvelle aube. J’affrontais le monde en face, elle combattait l’indifférence, je bandais l’arc, elle tirait la flèche et nous faisions mouche à chaque coup.

            Finalement, la mort a eu le dernier mot. Les ténèbres ont bouffé la lumière toute crue, l’éclipse a ravagé le ciel, l’étoile a sombré dans le gouffre sans éperons où se raccrocher dans sa chute, et le silence de la terre a épelé mon nom à l’envers et en toutes les langues. Etre seul n’est pas une calamité, mais ne plus être deux est terrible à assumer et au-dessus de mes forces. Je ne vois pas d’intérêt à vivre uniquement pour soi : nos rêves ouvrent des portes qui débouchent sur des mondes qu’on ne peut explorer qu’à deux. La perte d’un être aimé, et plus qu’aimé, nous remet en face de celui qu’on avait quitté le temps d’une passion, nous même, si lointain, si différent... et d’être mis en présence directe avec cet individu insoupçonné qui nous représente aux yeux du monde est pire que tout, quand on n’y est pas préparé.

            J’ai appris que la loi qui gouverne les vivants est une loi affreuse, une loi injuste où il faut constamment être sur ses gardes, prêt à se défendre. L’homme demande à la vie qu’elle transcende son quotidien, attise le foyer où se consument ses passions coruscantes, idéalise la moindre de ses habitudes... et l’homme demande à la femme ce qu’il demande à la vie. Ce qui, dans la privation de celle qui muselait mon angoisse, hypnotisait ma détresse, m’a fait le plus cruellement souffrir reste, aujourd’hui encore, alors que je le voue lui comme le reste aux gémonies, le contact glacé du drap dans ce lit trop grand pour moi. Son visage, sa voix, je ne les oublierais peut-être jamais, ils font trop partie de ma vie, mais les caresses de son corps ne me seront données par aucune autre femme. J’avais cru, en l’aimant comme je l’aimais, que l’amour est le plus puissant des aphrodisiaques, une thérapie par électrochocs qui sublime la conscience et ferme au verrou, de l’intérieur, les portes de la mort. Mais après avoir perpétué le mensonge de sa mort, invoqué nuit après nuit les mânes du souvenir, dressé deux couverts le soir quand je préparais, tel un somnambule mes plats-tout-faits, de ses cendres un instant piétinées reparu l’incube de la vérité au visage en trompe-l’œil, entonnant sa lancinante litanie, surgissant des portes dérobées dans le corridor de ma mémoire en mal d’oubli.

            Je tombais malade, une obscène éruption de psoriasis habillant ma chair de ses squames, et la nuit, la succube prurigineuse, fornicatrice et dominatrice. « C’est une maladie psychosomatique, ça vient de tes nerfs... » se croyaient-ils tous le devoir de m’apprendre, se gaussant, en silence, de mon « manque de calme ». Comment auraient-ils compris, ces avortons nés du cloaque, et y pourrissant, que cette maladie, justement, venait de ce que mon angoisse - d’être à présent condamné à la solitude, c’est à dire confronté à moi-même - ne pouvait plus s’accorder à la vie que je menais ? Et de ce que j’étais privé d’amour, « ce sentiment désespéré de voir distinct de soi-même un objet qui devrait être soi-même » comme le confiait Daumal dans une lettre à un ami. Et si je m’autorise aujourd’hui à citer les autres, leur ayant pendant si longtemps tenu grief de penser pour nous, c’est que ma vie se résume à peu de choses et qu’en ce jour plus qu’en tout autre, une distance infranchissable me sépare de moi. A quoi bon continuer de chercher à me connaître moi-même, puisque je n’ai plus personne à connaître ! Je n’imagine pas de « refaire ma vie » avec une autre, et encore moins de la continuer seul.

            La vérité est le baiser de la goule, la masturbation avec un gant de crin : elle nous saigne aux quatre veines, saccage tout sans faire de quartiers - et c’est à genoux qu’on implore sa pitié. La maladie, en m’isolant de moi-même, m’isola du monde encore plus férocement. Je vidais, coupe après coupe, le fiel de la quarantaine.

            Mon histoire devrait s’arrêter là, mon suicide ne regarde personne. Le suicide est une affaire sérieuse. Mais puisque j’ai pris l’humanité à témoin, m’affublant de la soutane avilie du prêtre, je ramperais encore jusqu’au bout pour quêter mon pardon, me justifier aux yeux de Dieu - et vous ramperez vous aussi, sur mes traces encore fraîches.

            Je comptais au nombre de mes amis, un chirurgien qui avait une dette envers moi. Grégoire était ce genre d’hommes, trop rares, sur lequel on peut compter en toutes circonstances. Je ne lui avais jamais rien demandé jusqu’au jour où... Je l’aimais trop, il me fallait un souvenir d’elle que je puisse garder toute ma vie avant d’aller la retrouver dans l’autre monde. A tout autre que lui, mes prières auraient fait monter le blanc de la peur aux joues, mais lui connaissait mon cœur et d’un signe de tête, sans prononcer le moindre mot qui aurait tout gâché, il accepta le pacte. Il faut que je vous parle de ce qui s’est passé le soir où elle est morte, avant d’être incinéré, de ce laps de temps où nous sommes restés seuls avec elle, Grégoire et moi. Il y aurait beaucoup à écrire des pensées qui agitent l’esprit d’un homme qui veille sa femme morte, mais je n’en ai ni l’envie ni le courage. D’autres s’en chargeront peut-être après moi.

            

Ce fut donc par une nuit d’octobre que je demandais à mon ami de pratiquer l’opération, qui m’a sauvé avant de me perdre - car mon suicide est intimement lié à ce qui est arrivé ce soir-là. L’opération en question consistait à ouvrir le crâne de ma femme et à prélever dans son cerveau, entre les tubercules quadrijumeaux antérieurs, l’épiphyse, le troisième œil des traditions védiques, la glande pinéale. Ce trésor n’aurait jamais du quitter le médaillon où je l’avais enfermé, suspendu à mon cou par une chaîne d’argent, aux mailles si serrées pourtant. Cependant, je ne peux plus mettre la main dessus, j’ai beau chercher, je ne le trouve plus. Cela est trop clair pour moi : je l’ai perdu ou quelqu’un me l’a volé. Je ne sais pas ce qui a pu se passer, mais la vie ne peut plus continuer ainsi. Je vais me tuer, dès ce soir.

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