Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
démo des maux
17 septembre 2008

Tristan Dotonne

bouteilles

ennemiTristan Dotonne

A mon frère

Avant même de se réveiller, Tristan Dotonne sentit que quelque chose ne tournait pas rond. Et pour une fois, ce n’était pas son foie. C’était comme un pressentiment, qui découlait en partie de l’odeur dégueulasse flottant dans la pièce. Jamais sa chambre n’avait senti ainsi. Il ouvrit péniblement les yeux, entrevit les stores métalliques, la chaise blanche et sur la table de chevet, les fleurs artificielles dans un vase en plastique bleu hideux. L’odeur était celle du formol, il en était quasiment sûr. La pensée de son père dans la cave – et lui, dix ans à peine, l’épiant à travers les barreaux de l’escalier - fourrant les chiots de Xérès dans trois bocaux remplis à moitié d’un liquide aux relents vomitifs, remonta à la surface. A plusieurs reprises, il essaya de se redresser mais à chaque tentative, une douleur lancinante dans le ventre et les épaules le terrassait. Il resta allongé sur le lit à fixer stupidement le plafonnier et se mit à réfléchir. Ses idées arrivèrent en force, déboulant dans son crâne à toute vitesse : « Où est-ce que je me trouve ? Depuis combien de temps suis-je dans cette chambre ? Qu’est-ce que je fous dans un hôpital ? »... Dans son dernier souvenir, il était dans un bar de la rue Ramey en train de draguer cette jeune métisse aux yeux amande. Puis le trou noir lui avait tranquillement cousu les paupières.

Tristan Dotonne avait du réfléchir à haute voix sans même s’en rendre compte. Car à peine avait-il fini de rêvasser que la porte s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine d’années, suivi comme son ombre par une jeune femme blonde en blouse blanche.

- Vous avez vraiment l’ouie fine, ma chère Agnès, notre patient est bel et bien réveillé. Bonjour Monsieur Dotonne. Comment allez-vous ce matin ? Bien dormi ?

- Je ne me souviens pas de m’être couché. Bizarrement, sa voix n’était pas pâteuse. Elle était même exagérément claire, comme si on lui avait fait boire de force des quantités astronomiques de jus de citron. « Sûrement l’effet de leurs foutues drogues de synthèse » pensa-t-il.

- Vous avez raison de plaisanter, répliqua le docteur, le rire est une formidable thérapie qui rallonge de quelques années parfois la durée de vie, même si dans votre cas… Mais laissez-moi vous présenter Agnès, l’infirmière qui s’est occupée de vous depuis que vous êtes arrivé dans mon service.

La jeune femme esquissa un pas en avant, se pencha comme si elle voulait l’embrasser ou remettre en place l’oreiller mais se ravisa et lui tendit finalement la main. Elle avait la paume moite et tremblait légèrement.

- Docteur, reprit Tristan, depuis combien de temps suis-je là ? Et quel jour… Quelle heure est-il ?

- Ah, le temps ! l’obsession humaine par excellence. On nous serine que l’amour est le sentiment le plus fort éprouvé par l’humanité, mais c’est faux, archi faux ! L’humanité a besoin des minutes, des heures qui passent et des jours qui forment des années pour éprouver la vie…

- Docteur, coupa-t-il, vous voulez bien m’expliquer ce qui m’est arrivé et ce que je fous ici ?

- Bien sûr, Monsieur Dotonne, bien sûr. Agnès, voulez-vous rappeler à notre patient la raison de sa présence parmi nous.

La jeune femme fronça les sourcils, s’éclaircit la gorge et débita sur un ton monocorde sa leçon. « Vous êtes arrivé dans notre service le 13 novembre dernier, il y a vingt jours. Vous étiez dans le coma et les médecins du SAMU n’ont pas réussi à vous réanimer, alors ils vous ont amené ici, dans le service du docteur Destac… ».

- Coma, bredouilla-t-il. Vous avez bien dit « coma » ? C’est quoi cette connerie ?

- Monsieur Dotonne, calmez-vous. Agnès, laissez-nous je vous prie, je vais informer moi-même le patient.

Le docteur attrapa la chaise et s’assit à quelques centimètres de son visage.

- Avez-vous déjà entendu parler des xénogreffes ? A voir votre tête, non. En fait, c’est tout simple : il s’agit de prendre un organe sain sur un organisme vivant et de le greffer sur un humain.

- Qu’est-ce que vous entendez par organisme vivant ? Un autre homme ou un animal, une plante… un extra-terrestre pendant qu’on y est ?

- Ici, nous ne parlons jamais d’hommes, mais d’humains, débita le docteur. Et nous faisons affaire avec les animaux seulement, certains plus que d’autres d’ailleurs, ceux qui sont compatibles. Vous savez, la médecine fait des progrès surprenants chaque jour mais la greffe humaine n’en est encore qu’à ses balbutiements.

- C’est très intéressant docteur, mais en quoi suis-je concerné ?

            Le docteur se leva, fit quelques pas dans la pièce puis se rassit. Il sortit un vieux mouchoir de sa poche, nettoya ses lunettes et reprit :

            - Monsieur Dotonne, j’irais droit au but. Depuis combien de temps buvez-vous ? Ne me mentez pas : ce que j’ai à vous dire ne tolère pas la moindre plaisanterie.

            L’homme voulut se lever de son lit mais la douleur reprit de plus belle et le cloua sur sa couche. Il tourna sa tête sur le côté, n’offrant plus que sa nuque au regard inquisiteur du médecin.            - Très bien, reprit le toubib d’une voix douce. Faites le mort, c’est votre choix mais bientôt, vous n’aurez plus à jouer la comédie de la vie. Vous ne voulez pas parler alors je vais finir mon exposé. Vous êtes arrivé ici dans un état déplorable, Monsieur Dotonne. Vous avez quarante-deux ans mais votre corps en a trente de plus et souffre le martyr et votre foie, si on peut encore l’appeler ainsi, vu qu’il a davantage à voir avec une erreur de la nature… Bref, quand vous êtes arrivé ici, il était comme une éponge, aussi gros que deux pamplemousses alors que vos reins ressemblaient eux à deux noisettes… et je ne vous parle même pas du sang qui coulait dans vos veines, enfin, qui glougloutait peureusement : c’était du Ricard, anisé à souhait ! Vous comprenez ce que je cherche à vous dire ? Votre coma, c’était un vrai coma, du genre éthylique ! Et croyez-moi, vous avez eu beaucoup de chance de vous en tirer cette fois.

            Cinq jours après son entretien avec le médecin, Tristan Dotonne quitta définitivement l’hôpital et rentra chez lui. Son premier geste fut d’ouvrir la fenêtre, le second, de s’effondrer sur le canapé. Ce n’est que le lendemain, en se déshabillant pour prendre sa douche - la première depuis un mois : il allait l’apprécier, la faire durer jusqu’à vider toute l’eau de son cumulus - qu’il remarqua la cicatrice qui filait approximativement de son sternum au nombril, comme un lombric rose aplati par une semelle. Il se souvint des derniers mots du docteur : « Revenez-nous voir dans une dizaine de jours pour qu’on vous retire les fils ». Tristan déplia la feuille qu’il avait rangé dans la poche intérieure de son blouson et se mit à la lire. A l’entête de l’hôpital, elle le mettait en garde contre une multitude de choses : « L’interdiction absolue de toucher à la moindre goutte d’alcool jusqu’à la fin de vos jours, de manger des plats épicés, de se baigner et de s’exposer au soleil pendant six mois… bref, de livrer votre corps à n’importe quelle excitation ». Il la fixa sur la porte du frigo à l’aide d’un magnet Ricard. En attendant, il avait des gélules à prendre, trois comprimés à chaque repas, un bleu le matin, un rouge le soir et un vert, pas moyen de se tromper. Le docteur Destac lui avait clairement fait comprendre l’importance capitale de ces médicaments anti-rejets. « Il faut éviter le rejet du greffon par votre organisme » lui avait-il dit. Il avait opiné, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifiait vraiment.

            La vie filait son petit bonhomme de chemin, tressait ses petites mitaines en laine rose pour l’hiver prochain et ne se souciait absolument pas des sautes d’humeur et autres crises de folie douce de Tristan. Cela faisait presque trois mois qu’il suivait scrupuleusement le traitement, s’abstenant de boire, d’aller patauger en piscine et de manger des plats indiens ou thaïlandais ; et comme il ne sortait en moyenne qu’une heure par jour, le plus souvent le matin, il avait peu de chance d’attraper un coup de soleil. Il avait peu de chance d’attraper quoi que ce soit d’ailleurs ! Il commençait presque à se sentir en forme le matin au réveil, sans même avoir besoin d’une douche quasi glacée d’un quart d’heure, de trois Advil dans son jus d’orange ni d’un plein bol de café. Il retrouvait du plaisir - ou plutôt en éprouvait un, total, car il ne l’avait jamais vraiment connu - à accomplir des choses toutes simples, comme d’aller s’asseoir sur un banc dans un parc et lire un livre, flâner dans les rues, dégommer des pigeons avec son lance-pierres, surfer sur Internet, préparer un guacamole…

            Tristan Dotonne était entré dignement (quoique assez tardivement) en boisson, à l’âge de vingt-deux ans. Il avait goûté aux bières auparavant, des demis mal bus au café en face du lycée et en de rares occasions, au calvados fermier de sa famille normande - mais sans y trouver ni plaisir ni envie de recommencer. Il avait également testé le vin rouge, à deux reprises ; la première à l’âge de dix-sept ans pour l’anniversaire de sa mère, un bon Saint Amour qu’il avait recraché dans les chiottes une heure plus tard (mais il est vrai que le gigot d’agneau n’était pas cuit et que la purée de céleri maison sentait l’urine) et la seconde fois, quatre ans plus tard lors du mariage de sa sœur Pénélope avec un jeune polonais à la salle Saint Bruno, dans le 18ème. Toute la famille de Lukas, une soixantaine de personnes en tout, du père de famille au cousin assez proche et de la mère au neveu par alliance, avait emporté avec elle des caisses d’un pinard familial, un cru du coin inconnu des œnologues français qui secouait déjà dangereusement la tête après le deuxième verre et approchait sévèrement des 14 degrés fatidiques. Tristan n’avait pas voulu froisser les vieilles peaux qui s’étaient agglutinées autour de lui tel un essaim de bourdons trisomiques et s’était vidé quatre verres presque coup sur coup, tout en répondant aux questions des zombies… puis comme il tournait de l’œil, on l’avait accompagné aux gogues où il s’était encore une fois vidé. Après ces aventures malheureuses, il avait définitivement renoncé à l’alcool… pendant six mois.

Il ne se souvenait plus vraiment de la façon dont il avait rencontré Fabrice, l’homme qui allait changer sa vie. C’était dans un café près de la fac de Jussieu où il avait continué ses études d’histoire, sûrement par l’intermédiaire de Christine. Elle avait deux ans de plus et se brûlait d’amour pour lui. Fabrice avait vingt-cinq ans, l’âge de tous les possibles et venait d’ouvrir une boîte de pub tout en continuant – pour faire plaisir à ses parents – sa maîtrise de géographie. Son objectif était très clair : en ramasser un maximum, en glander le moins possible et se déchirer la gueule le reste du temps. Il était en guerre totale contre son corps, qui ne le représentait pas, n’était qu’une pâle copie de ce qu’il était vraiment et devenait à ses yeux, un truc sympa à étudier, travailler, triturer et détruire. L’alcool avait une mission toute trouvée. Et quand il était fatigué de boire, il se droguait, s’enfonçait des seringues grosses comme des tournevis dans la « viande », avalait des médocs comme si c’était une plâtrée de petits pois… et poussait le vice parfois à s’empêcher de dormir trois jours durant, carburant aux amphets. Son cinéaste favori était David Cronenberg. Il avait vu tout tous ses films, certains plusieurs fois : Rage, Chromosome, Scanners, Dead Zone, ExistenZ, Le Festin nu, Crash et son dernier, Spider, adapté du génial roman aliéné de Patrick McGrath. Des histoires qui traitaient toutes, à des degrés divers, de la manipulation de la chair, soumise à des tentations intérieures ou extérieures… une chair humaine brûlante de passion, prête à tous les sacrifices et n’hésitant pas à être scarifiée à coups de rasoirs ou de scalpels. Ils en avaient écumé des soirées ensemble, à décomposer plan par plan certaines scènes, comparer celle où la tête du télépathe explosait à une autre qui voyait le ventre de la femme éclater lui aussi…

Cette amitié avait été très forte durant quatre ou cinq ans, puis Fabrice s’était maqué avec Christine. Elle avait toujours été plus ou moins présente durant ces années, sortant avec eux régulièrement, veillant sur Tristan telle la fée clochette, l’accompagnant aux chiottes où il allait gerber… et restant avec Fabrice les fois où il voulait rester seul, quand la honte se frayait un chemin jusqu’à son cerveau cafardeux. Elle s’était fatigué d’attendre en vain quelque chose (quelqu’un ?) qui n’arriverait jamais et Fabrice, après tout, était le meilleur ami, le seul ami de cet idiot d’alcoolo qui préférait baiser avec Jack Daniels. Petit à petit, ils avaient commencé à moins se fréquenter pour ne se voir finalement que de temps en temps, quand l’un se décidait à appeler l’autre. Généralement, c’était Fabrice qui craquait le premier, Tristan continuant de picoler, de plus en plus, seul la plupart du temps et ne décrochant jamais son téléphone. Ce cirque macabre avait bien duré une quinzaine d’années, avant la chute et le réveil à l’hôpital.

Est-ce l’ennui, la lassitude, l’inappétence ou un simple mélange de ces trois sentiments qui lui fit finalement accepter l’invitation de Fabrice, un soir de printemps ? Les raisons importent peu à vrai dire, il n’y a que le résultat qui compte. Fabrice lui avait parlé de sa vie, des cinq dernières années de sa vie : sa séparation avec Christine trois années plus tôt, ses gosses qu’il ne voyait qu’un week-end sur deux, son boulot qui l’emmerdait… Tristan répondit présent à l’appel et sortit écumer les bars de la rue de Lappe. Fabrice avait envie de charmer quelques donzelles en mal d’amour, bourgeoises et bien bourrées. Il avait toujours considéré la vie comme un putain de jeu de dés et l’âge aidant, il devenait de plus en plus joueur. « Tristan, c’est tout simple, rappelle-toi le bon vieux temps : tu lances et tu vois ce que tu ramasses ». Il devenait également de plus en plus fort, alignant les six à la queue leu leu et de jeunes rousses dans son lit… mais pour Tristan, il avait toujours fallu tricher pour obtenir un simple un et tenter sa chance auprès d’une brunasse siliconée et conne aussi.

Il se sentit tout drôle après sa première bière. La tête lui tournait comme s’il avait passé la nuit entière dans un lavomatic. Il rentra chez lui, tout morveux, tel un gosse de trois ans qui cherche le pot et trouve la couche. Fabrice, lui, séduisit une jeune espagnole de vingt-trois ans, brune et pulpeuse. Après cette mémorable soirée dont aucun des protagonistes ne se souvient vraiment, Tristan Dotonne se remit sérieusement à boire. Des bières le matin, après ou avant le café, du rouge l’après-midi, après avoir déjeuné ou non et le Ricard le soir, un rituel qui précédait le lavage des dents et l’Advil retrouvé. Il vomit beaucoup au début, sur la moquette, dans le gazon du square près de chez lui, dans ses toilettes la plupart du temps. Petit à petit, il renoua avec le plaisir intense de faire des courses chaque jour, pour s’acheter sa ration quotidienne d’alcool, charmer jour après jour les fées de la biture.

Ce que Tristan n’avait pas compris, c’est qu’il n’avait plus du tout le droit de boire. Et bientôt, son foie se mit à refaire des siennes. Cela faisait plusieurs semaines qu’il ne prenait plus ses médicaments et l’alcool irriguant ses veines, son comportement changea sensiblement. Il commença par ne plus se laver les dents puis par ne plus se laver du tout. Il installa un drap à même le sol qui lui servait à la fois de couche et de nappe, et où il se livrait à des orgies qu’on aurait du mal à expliquer. Il y passait l’essentiel de ses heures à s’enivrer, se caresser et à bouffer toutes sortes d’aliments crus, des patates surtout. Il ne se mettait presque plus jamais debout, se déplaçant d’un endroit à l’autre de l’appartement à quatre pattes, nu et couvert de croûtes qu’il grattait jusqu’au sang. Il avait en quelque sorte régressé dans l’évolution, tel le scientifique quelque peu perturbé d’Altered state, comme s’il était revenu à la racine de l’humanité, ou plutôt, au rhizome de l’animalité.

Un soir pourtant, il osa sortir, fit un effort de présentation et dans un bar, retrouva sa dernière conquête : sa martiniquaise dingue de baise. Elle ne se souvenait absolument pas de lui mais il semblait avoir tellement besoin d’être avec quelqu’un, qu’en bonne professionnelle, elle le suivit dans son délire puis dans son salon qu’il avait rangé, pour l’occasion. Fanny, sans être ivrogne, ne crachait jamais sur un verre d’alcool de temps en temps, ça l’aidait à oublier son travail. Elle fut quand même très surprise quand elle remarqua les trois bouteilles entamées de whisky sur la table. Une fois sur cinq en moyenne, elle tombait sur un client aux mœurs bizarres – et celui-là avait l’air assez gratiné, avec sa façon bizarre de parler et se frottant sans arrêt – mais elle ne s’était jamais vraiment tapée de mec capable de s’enfiler en moins de trois minutes cinquante centilitres de Glen quelque chose tout en bandant comme un cerf. L’homme n’avait pas du baiser depuis un an au moins à voir la manière dont il se caressait l’entrejambe, tout en l’amenant dans une drôle de pièce sombre aux rideaux tirés. « C’est ma chambre, on fera ça par terre » grogna-t-il. Là, il entreprit de lui faire l’amour, essaya tout d’abord de se masturber entre ses seins en poussant des cris de goret puis remontant jusqu’à son visage et tentant de lui fourrer son machin dans la bouche. Fanny était habituée à tout mais elle fut si étonnée de le voir à quatre pattes sur elle, se tordant violemment la queue dans tous les sens comme s’il voulait en faire un tire-bouchon, qu’elle ne put s’empêcher de le repousser. Tristan rouspéta et se branla sur elle en grognant. « T’es bizarre toi, t’es un vrai porc » lui dit-elle. « Tu ne crois pas si bien dire : je suis un porc, je le sens dans mon corps… et je vais te le montrer ».

Tristan Dotonne sentait bien que quelque chose n’allait pas. Même au pire de sa forme, il n’avait jamais ressenti cette angoisse. Le lendemain, il retourna à l’hôpital, croisa dans le couloir Agnès qui fit semblant de ne pas le reconnaître puis franchit la porte du cabinet du docteur Destac. L’homme pianotait sur un clavier d’ordinateur, jouant avec un stylo de l’autre main. Il se vautra sur un canapé en cuir que le toubib lui avait vaguement indiqué du doigt.

- Docteur, qu’est-ce que vous m’avez mis dans le ventre ?

- Bien le bonjour, Monsieur Dotonne. Ca n’a pas l’air d’aller très fort, hein ? Vous maugréez, vous tremblez, vous êtes si rougeaud qu’on croirait que quelqu’un de particulièrement nocif vous a épluché le visage avec un économe et vous puez l’alcool à dix mètres…

- Docteur, j’ai quoi dans le ventre ?

- Dans le ventre, ce n’est pas vraiment ça mais bon. Je vous avais parlé de xénogreffe, vous vous souvenez ? Le prélèvement d’organes sains suivi de la greffe… Dans votre cas, c’était critique, presque un défi à la science et jamais nous n’aurions pu trouver de donneurs… alors nous avons eu recours à un substitut.

- De quoi parlez-vous ?

- Je parle d’un foie qui ne vient pas d’un homme mais d’un porc. Je vous ai greffé le foie d’un cochon : c’était le seul remède pour vous garder en vie. Vous savez, le cochon est un animal fabuleux dont les organes sont sensiblement identiques aux nôtres et il est possible de réaliser des greffes… Tristan Dotonne se jeta sauvagement sur le docteur, le mordit au cou, lui arrachant quelques morceaux de chair au passage puis s’en alla, après lui avoir brisé la tête sur son bureau en chêne.

Il reprit le métro pour rentrer chez lui, à Barbès, descendit à la station Château-Rouge, serpenta entre les putes et les dealers, remonta la rue Doudeauville jusqu’à la rue des Poissonniers et pénétra dans la boucherie halal qui faisait l’angle. Il connaissait bien le patron, Ahmed, un algérois de 49 ans qui bouffait de la viande midi et soir. Il observa un temps les étals, repéra un crochet et se jeta violemment dessus en hurlant « Je suis un porc ». Il eut quelques soubresauts, comme s’il avait le hoquet. Tristan Dotonne mourut dans une cascade de sang.

Publicité
Commentaires
démo des maux
Publicité
Archives
Publicité