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démo des maux
30 mars 2008

Le dernier apôtre

ap_tre

La religion est obsédante, enivrante, cuisante (d'échecs)... mais elle fait partie intégrante de l'existence.

Une illustration par les mots.

Le dernier apôtre

« Si les gens consentaient à faire de leurs rêves un récit sincère,

on pourrait et plus facilement que de leur visage,

en déduire leur caractère ».

Lichtenberg in Aphorismes

            La main de Matthieu Dujour glissa dans son sommeil sur un front perlé de sueur. Il avait encore fait un rêve. Depuis deux semaines, il ne se passait de nuits sans qu’il ne soit réveillé par un rêve, toujours le même, obsédant, et devenant de plus en plus long et précis. Il mettait toujours un temps fou à se rendormir, quand il y parvenait. Mais ce soir-là, il ferma les yeux en vain, l’insomnie ne voulait plus le lâcher.

            Comment la vie d’un homme, tout à fait normal, peut-elle être transformée par la faute, ou la grâce des songes qui agitent son esprit la nuit ? Comment un homme, qui porte en lui plusieurs milliers d’années d’histoire, peut-il subir à ce point les critiques et les attaques de la vie ? Quand un homme qui a mené jusque-là une existence paisible, dénuée d’étrange, se comporte tout d’un coup comme Matthieu Dujour s’est comporté… c’est que quelque part, quelque chose n’est plus à sa place. On ne décide pas du jour au lendemain de réaliser ses rêves, et de faire cesser la souffrance d’un dieu mort il y a deux mille ans, en allant de chapelles en églises arracher les clous des pieds et des mains du Christ. Car les rêves, ou plutôt le rêve qui toutes les nuits troublait le sommeil de l’homme et lui faisait franchir les barrières du temps et de l’espace, le rêve qui le transportait au lieu du Crâne, à Jérusalem, à l’heure de la crucifixion du messie... ce rêve et tout ce qu’il entendit là-bas de la bouche même du fils de l’Homme reste un secret jamais divulgué.

            Jésus-Christ est-il mort sur la croix pour racheter les péchés de tous les hommes ? Tous les hommes lui ont-ils demandé, par leur silence qui en disait long, de mourir pour eux, de mourir afin qu’ils puissent vivre ? Sinon, c’est que Dieu lui-même, qui connaît tout le monde, est vraiment mort sur la croix, tué par l’homme. Matthieu Dujour n’avait jamais pensé avant, n’avait jamais cherché à savoir s’il existait, s’il pouvait exister quelque chose de supérieur à l’homme, supérieur et différent. L’homme était la seule réalité concrète - et outre cela, il y avait l’animal, le minéral, le végétal, la nature, les océans, le ciel, les étoiles, le vent... tout un ensemble de choses qu’il ne cherchait pas à expliquer, se contentant de vivre en leur compagnie plusieurs fois millénaire. Le soleil lui-même, et les autres planètes existaient déjà, bien avant qu’il ne naisse et n’en finiraient pas de vivre, comme il n’en finirait pas de mourir. L’idée de l’absolu, indéfini et infini, rendu accessible à l’homme par le biais de la divinité rendait un son différent à ses oreilles. Le hasard pouvait-il seul prouver l’existence d’un monde ? Et alors, ce qui avait été fait de cette façon, n’aurait-il pas pu l’être d’une autre ? Cela remettait en cause trop d’idées préconçues, trop de jugements hâtifs qu’il n’avait pas hésité, comme tout homme à proférer et à propager.

            Cela revenait à croire que le monde, et tout ce qu’il renfermait, tout ce qu’il contenait, la vie, les hommes, y compris lui n’étaient que le jouet d’un hasard qui aurait pu être autre. Si la vie est bien née à partir d’une cellule unique, comment savoir si celle-ci était « la plus au point » ? Il y avait trop d’hypothèses greffées à cette croyance, elle laissait trop de place aux utopies en tout genre. Ne valait-il pas mieux accepter l’idée d’une puissance omnisciente bien qu’invisible, capable de tout ? Il suffisait d’y croire après tout pour que cela se révèle vrai. Il suffisait d’y croire et de voir venir. Une seule hypothèse, aussi démente soit elle, ne limitait-elle pas les angoisses ?

            Matthieu Dujour savait qu’il n’apporterait jamais les bonnes réponses aux questions qu’il se posait : des réponses capables de le satisfaire. Le salut n’était-il pas dans le silence, comme le prêchaient les passalorynchites, une branche d’hérétiques sur l’arbre de la religion chrétienne, « qui tenaient continuellement un doigt sur leur bouche ». Ne fallait-il pas plutôt être mort, et dissous à jamais de questions ?

            Il est toujours pénible de s’avouer à soi-même qu’on a vécu à des lieues éloigné de ce qui faisait notre ambition, notre but sur Terre - pendant si longtemps. Et il est plus pénible encore de réaliser qu’on a fini par s’y habituer. L’homme est né pour apprendre, à la fois des vérités détestables sur son compte, de celles qu’on préférerait oublier - mais qui, elles, pernicieuses et aiguisées comme l’acier, ne vous oublient jamais - et à la fois qu’il est capable de réparer ses erreurs passées, s’il s’en donne seulement la peine. L’homme peut beaucoup, beaucoup plus qu’il ne le croit. Il peut même tout. C’est son grand privilège de pouvoir prétendre à tout alors même qu’il n'est rien, juste un épi de sens dans le grand vent du néant. L’homme est tiraillé de tous les côtés à la fois par ses désirs, ses fantasmes, ses habitudes, ses névroses, ses devoirs... et vit écartelé, en attendant la mort qui réunit tout, même les contraires. Dieu, dans son infinie ignorance a fabriqué l’homme à son image - et l’homme l’a rêvé tel qu’il se rêvait lui-même. Car si l’homme est le rêve de Dieu, Dieu est son plus sûr cauchemar.

            Dans une lettre à un ami, René Daumal écrivait « qu’on n’est pas libre de faire telle chose ou telle autre, mais on peut être libre en faisant telle chose déterminée ». Matthieu Dujour, en prenant violemment Dieu à partie, rendit à la liberté de pensée son son de cloches d’origine : celui qui marque les douze coups de midi. Car s’il cherchait une échappatoire en s’isolant ainsi, se coupant du reste du monde, ce dieu qu’il requérait n’était pas le Dieu des chrétiens que la religion a rendu complice de ses pires aberrations, mais une entité « surconsciente », « surpensante » à même de rejoindre ce jugement d’Alfred North Whitehead : « Dieu est cette fonction dans le monde par la raison de laquelle nos mobiles sont dirigés vers des fins qui, en notre propre conscience, sont impartiales pour nos propres intérêts », une abstraction dans un monde qui n’est rien que virtuel, une figure éternelle de l’absolu, la doublure réversible de la vérité... une intelligence idéale, « hors-normes » et qui l’emporterait sous son aile dans une extase hallucinatoire et perpétuelle.

            Il y eut entre les différentes facettes du caractère de Matthieu Dujour ce qu’on pourrait appeler une lutte intestine, visant à savoir laquelle parmi toutes ces putains du Moi emporterait la palme de la vérité éternelle - cette vérité qu’on retrouve dans la Chândogya Upanishad, où l’univers entier s’identifie à l’âme et où il est dit de l’homme : « Toi aussi, Tu es Cela ».

            Dieu, ou plutôt l’idée qu’il s’en faisait, libéra Matthieu Dujour du joug diabolique de la dévotion, ce piège ensorcelant où tant d’autres avant lui avaient péri, et lui laissa une entière liberté de manœuvres. Il n’y avait rien ni personne sur Terre ou ailleurs qui possédait la force d’entraver sa reptation ontologique. Au fond de lui-même, l’homme se dressait sur ses moignons, relevait le menton, fixait devant lui un point vague pour lui seul visible, et sourd au timbre à nul autre comparable des ossements qui se brisent et s’entrechoquent, avançait sur cette marée écumante de cadavres qui autrefois, avaient été lui-même.

            On ne saura jamais vraiment pourquoi un homme choisit d’entrer en religion comme on sort d’un tribunal, la tête haute, l’œil bravant la foule et les menottes au poignet. Il est d’ailleurs des choses qu’il vaut mieux ignorer. Toutes les meilleures raisons du monde sont - et resteront à jamais vaines à expliquer un tant soit peu le comportement d’un homme comme Matthieu Dujour. Peut-être faut-il voir pourtant, dans cette conduite aussi surprenante soit elle, la main de la fascination presque morbide que le rêve peut inspirer à l’esprit humain ? Car l’homme, finalement, en arrachant les clous des pieds et des mains du crucifié, n’obéissait qu’à ses rêves qui lui avaient secrètement intimé l’ordre d’abréger la souffrance du christ. Et c’était bien là le but recherché par Matthieu Dujour : faire cesser la souffrance d’un dieu mort, et conséquemment, faire cesser la souffrance des hommes qui adoraient ce dieu. Il avait un peu étudié les religions pour savoir que la religion chrétienne était la seule qui avait adopté comme principe de base : Souffre sur Terre : tu seras heureux dans les Cieux. La naïveté du personnage, son goût pour la simplicité et l’amour qu’il éprouvait pour l’humanité, un amour tenant plus du respect et de la compassion que d’un sentiment nourri à l’égard de ses congénères... ces raisons l’avaient décidé à agir de la sorte. C’est ainsi que durant près de trois longues années, armé simplement d’un pied de biche et d’une pince, habillé tout en noir, histoire de se confondre avec l’obscurité, il se rendait, dès la nuit tombée dans les églises pour parfaire son œuvre. Parfois, il fréquentait deux ou trois églises dans la même nuit, et parfois, il restait une semaine entière sans arracher aucun clou. Il faut croire que le rêve ne l’emportait pas toujours dans son sillage... Il faut croire qu’il ne franchissait pas toutes les nuits la porte du temps et de l’espace pour retrouver Jésus-Christ cloué sur le Golgotha, et lui parlant en rêve.

            Au cours des trois premiers mois, pris d’une espèce de frénésie que nous autres, gens doués de raison ne sauraient concevoir sans rire, il avait conservé dans une boîte en fer blanc les clous qu’il récupérait sur les statues du christ ; mais cette passion l’avait quitté peu après, il n’était pas collectionneur dans l’âme et il ne voyait plus l’utilité de conserver de telles reliques. Les semaines passèrent, et la vie en lui rendait toujours le même son, clair et cristallin, tel l’eau d’une rivière qui s’écoule sans penser à rien. Après les semaines, les mois, une année, deux années... son œuvre semblait éternelle. Mais finalement...

            Comment la justice aurait-elle pu statuer honnêtement sur le cas d’un homme tel que lui qui ne commettait aucun délit civil. La justice humaine, incapable de rien comprendre à ce comportement, l’aurait enfermé dans un asile, et aurait classé l’affaire. Il fallut donc que la justice divine, impartiale et aveugle intervienne, et s’occupe de cet hérétique qui mettait en péril son autorité.

            Un soir, dans une église, comme il retirait avec sa pince le dernier clou dans le pied d’un christ en bois de deux mètres de haut, celui-ci, seulement fixé au mur par ses clous fichés dans des joints friables comme du sable... Celui-ci bascula et s’effondra sur lui.

            Il mourût sur le coup.

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