Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
démo des maux
11 avril 2008

L'origine de tout début de chaque commencement...

image

A l'origine de chaque mythe, il y a une histoire en sommeil. Aristide Mulet est né comme il a pu - à coups de forceps et de biceps faibles quand même - et s'est tout de suite fait entendre drôlement. Cette histoire est la première qui le met en scène, à une époque où le monde balbutiait encore dans ma tête, j'avais 23 ans et je ne savais rien.

                           Le mort avait les poches pleines

            Le corps de l’homme reposait dans un somptueux coffre en bois de chêne, finement ciselé d’ornements sur les bords. Ou plutôt, ce qui restait de ce qui avait été un homme, car la scène se passe de tout commentaire, à l’intérieur d’une église, dans une atmosphère silencieuse de recueillement qu’entrelardent à peine les pleurs et les soupirs contrits. C’est d’un cadavre qu’il s’agit, d’une anatomie qui n’en est plus une pour longtemps. Bientôt, en effet, la Mort entamera la travail qui la rémunère et la lente décomposition chimique, parfumée des relents délétères de la putréfaction le soustraira à tout jamais à l’attention des hommes. Il faut donc l’enterrer de suite, juste après l’office funéraire... avant qu’il ne devienne méconnaissable.

            Aristide Mulet était mort deux jours plus tôt, un dimanche en fin de matinée. A onze heures et trente-huit minutes confia plus tard son épouse, Myrtille Mulet, née Eule. La femme avait trouvé son mari allongé dans son rocking-chair, une mouche endormie sur son visage. Elle savait, depuis toutes ces années de vie commune, à quel point la sieste était sacrée pour son époux, et jamais elle ne l’avait dérangé jusqu’à ce jour. Mais cette mouche posée sur sa joue, lui qui avait horreur des animaux, lui avait mis la puce à l’oreille, et en s’approchant à pas de loups du fauteuil où somnolait son époux, elle avait réalisé qu’il était mort. Le médecin qui l’avait ausculté avait diagnostiqué une embolie pulmonaire. Mais à quoi bon chercher un sens à ce décès ? Tout ce que l’on peut dire, sans trahir le secret de la famille, c’est qu’il était mort sans crier garde et sans prévenir quiconque... comme c’est souvent le cas.

            La cérémonie mortuaire se déroulait dans un calme olympien, un vrai calme de mort. Mulet aurait indéniablement éprouvé un regain d’affection à l’égard de son épouse s’il avait eu connaissance du soin et du brio de cette mise en bière. Rien n’avait été négligé : les cierges brûlaient dans les candélabres, le prêtre sermonnait et l’assistance était muette, toute renfermée dans une psalmodie léthargique, comme tétanisée sur place. La famille du défunt, les cousins et les rares connaissances se pressaient devant le cercueil, et après le signe de croix que quelques enfants en bas âge tracèrent dans l’air à l’envers, tout le monde regagna sa place sur les bancs. Chacune de ces personnes priait pour le repos de l’âme de ce malheureux, fauché dans la fleur de l’âge, car il n’y a que devant la mort que tout le monde est jeune. Ils décrivaient un cercle de leur place jusqu’au cercueil, et du sarcophage à leur place, déposant des baisers mouillés sur les joues déjà sèches de la veuve en habit de deuil. Le prêtre continuait sa litanie en latin, assurant par là même l’éternel repos du malheureux auprès de Notre Seigneur, et l’éplorée ne le quittait pas des yeux, s’abîmait la vue dans une contemplation digne des ascètes du désert : il était si beau et si vivant.

            Au sein de cet éther mystérieux qui sied à l’église, nul ne remarqua l’entrée en scène d’un spectateur imprévu qu’aucune âme ici présente ne se souvenait d’avoir invité. Mais celui-ci pouvait tout se permettre, n’ayant qu’un très lointain rapport avec toute forme de religion, et de toute façon, n’ayant rien appris des contingences particulières à un service obituaire - ou n’ayant rien retenu de ses leçons de catéchisme. Il avançait, bousculant les statues humaines, la gueule ouverte sur des dents d’une blancheur éclatante. Il n’était pas de la famille, cela était sûr : il devait être étranger, un danois probablement. S’il s’était cristallisé à l’endroit où il se tenait, s’il avait mêlé ses larmes aux autres, l’histoire se serait couronnée au cimetière comme il arrive la plupart du temps, à moins de tomber sur un athée que la perspective de croupir éternellement sur une étagère poussiéreuse, confinée à l’intérieur d’une boîte tape-à-l’œil ne rebutait point. Mais ce trouble-fête était trop ému pour ne pas passer outre à ce que son éducation ne lui avait jamais enseigné : la bienséance. Il guidait ses pas sur ceux des autres qui continuaient leur marche vers le cercueil, cet oblong paletot sans manches difficile à porter pour quiconque est libre de ses mouvements - mais Aristide Mulet avait bel et bien cessé de s’agiter en vain et seule les paléontologues des siècles à venir pourraient un jour s’intéresser à cette architecture osseuse.

            On eut vent de la présence de l’étranger alors qu’il s’efforçait de renverser le couvercle du coffre, griffant, mordant même, la bave aux lèvres. Le sang de la douairière lui monta aux joues à la vue de ce spectacle qu’elle n’avait pas prévue, et elle abandonna l’homme de Dieu à son latin. Il est vrai que le comportement de l’étranger, en ce lieu de piété et de tristesse était plus qu’indécent, intolérable. On se sentait le cœur levé à ce spectacle dégoûtant. L’étranger méritait une correction, et plus encore, le châtiment suprême, mais comme les anges du bon Dieu tardaient à se manifester et à lui bourrer les côtes de coups de poings... Aux cris de « Abattez cette chose », la foule prit peur et aboya ses insultes, ses menaces de mort. La chevelure de l’héritière, dénouée, tombait en cascade sur ses épaules, la sueur perlait sur chaque front, les mains se crispaient : ce qui faisait la vie resurgit dans ce lieu consacré à la mort. Mais la bête, alertée par ces cris sans pareil, montrait les dents, menaçante, tournant autour du cercueil, l’œil comme fou. Elle hurlait et bavait, et ses hurlements, amplifiés par l’écho, assourdissaient le bruit des bousculades et des piétinements.

            Le danois flairait le cercueil et s’échinait à le renverser. Dans la salle, chacun voulait mettre un terme à ces agissements, stopper net cette affreuse mascarade, mais chacun se retenait, le regard ancré sur le plus proche voisin, assez près pour être respecté, en cette circonstance exceptionnelle, comme un ami et cependant, suffisamment égoïste pour refuser la loi du talion et un quelconque acte de bravoure. Finalement, une âme, redevenue pour les besoins de la cause, un corps actif et combatif, dégaina un revolver. On se ficha bien de savoir comment cet individu avait osé pénétrer à l’intérieur de ce sanctuaire une arme à la main. Tout ce qui comptait, c’est qu’il possédait un revolver et qu’il allait donc pouvoir abattre le monstre. Le danois n’était plus que griffes et crocs, il avait si bien manœuvré que la bière se trouvait à présent en équilibre précaire, avec le vide en-dessous, et il cognait, frappait, aiguillonné par une passion qui semblait inhumaine. Au même instant, le chien de l’arme se releva, l’homme visa la forme qui s’écroula, frappée en pleine tête. Dans sa chute, l’étranger renversa le cercueil qui bascula puis s’effondra sur le sol, livrant passage, par cette ouverture inopinée à un cadavre toiletté qui roula sur près d’un mètre.

            La cervelle de l’animal dégoulinait de son crâne, ouvert en deux, et dans cette odeur de sang encore chaud, on entendit soudainement le bruit du verre cassé. Un bocal venait de glisser d’une des poches du mort, se brisant sur le carrelage rougi du sang de la chienne. Confondu à ces miasmes de chair mourante, un effluve de formol envahit l’église et piqua les yeux de ceux qui n’avaient pas fui avant, leur permettant tout juste d’apercevoir une masse informe qui doucement sortait du bocal brisé.

            C’était le cadavre d’un chiot, mort-né, que le mort gardait en sa possession. La chienne était sa mère, venue prier, à sa façon, pour son repos.

Publicité
Commentaires
démo des maux
Publicité
Archives
Publicité