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démo des maux
26 janvier 2008

Le linge d'Aristide

HPIM0393

Une troisième histoire de ce personnage à nul autre pareil, l'impayable Aristide Mulet.

Le linge d’Aristide

"Je suis né comme un vieux

Je suis né comme un porc

Je suis né comme un dieu

Je suis né comme un mort

Ou ne valant pas mieux".

Roger Gilbert-Lecomte

      Notre histoire se passe il y a très longtemps dans la région de Troyes. A cette époque, les forêts étaient sombres et peuplées de goules immondes qui buvaient le sang des promeneurs égarés, se repaissaient de leurs râles d’agonie en hurlant à la lune des imprécations affreuses… Non, ce n’est pas vrai ! enfin peut-être mais on s’en fiche. Aujourd’hui, il n’y a plus que les alcoolos du métro qui mettent un peu d’animation dans notre triste existence. Quand on parle d’Aristide Mulet, tout est déjà tellement fantastique qu’il est inutile de rajouter des lamies, des stryges saturées de stupre, des vampires ou des ventriloques.

     Aristide avait toujours gardé (un peu de) Dieu au fond du cœur, telle une poire pour la soif, un cordial pour les mauvais jours. Il représentait à ses yeux le symbole même du commerce inéquitable et lucratif qui fonctionnait à merveille depuis des millénaires et ne pouvait manquer de lui assurer, à lui aussi, des revenus conséquents pour ses vieux jours qu’il sentait poindre à l’horizon quand le soleil partait faire dodo. Il ignorait tout alors de la terrible mais néanmoins cocasse mésaventure dont il serait la victime des siècles littéraires plus tard et de laquelle son biographe attitré, David Lefrant – un nom pareil, je vous jure - tirerait une nouvelle ignoble où la puérilité l’emporte souvent sur la stupidité (et qui n’a finalement abouti qu’à une seule chose : un procès clinquant qui oppose de nos jours les deux hommes pour vices de formes et clous rouillés, abus de confiance et atropbucesoir). Mulet s’était donc sournoisement converti à la religion catholique - comme on choisit les rillettes plutôt que le pâté au repas dominical - puis avait suivi chez les séminaristes un enseignement où la liturgie était très présente (contrairement à la sidérurgie qui en était totalement absente) dans la collégiale de Lirey, au pays des bulles qui rendent joyeux. Il avait appris là-bas tout un tas de trucs sur Jésus, Marie, Joseph, les célèbres JMJ qui allaient faire tristement parler d’eux des siècles plus tard, lorsque après les discours abscons et cons surtout du légat républicain sur la France, fille aînée de l’église, l’autre nonce d’Italie eut l’idée saugrenue de faire se rassembler, et plus si affinités, pendant une semaine entière des millions de bonshommes et de bonnes femmes qui ne s’étaient jamais vu auparavant et n’avaient strictement rien à se dire, sauf à s’envoyer des SMS en latin moderne…. En bref, beaucoup de violence et peu d’amour finalement dans ce livre qui n’avait même pas d’auteur, un grouillement de prénoms et de dates à retenir, des faits pour le moins bizarres dont il n’oserait jamais parler à Myrtille, très pointilleuse sur l’étiquette. Petit à petit, à force de patience et de corruption, il avait grimpé les échelons hiérarchiques pour devenir « Chief of the monks » en 1355. L’histoire pouvait commencer.

A cette époque reculée, le moyen-âge était déjà en fin de parcours. Marco Polo était revenu de ses nombreux voyages en Mongolie avec dans ses bagages de quoi faire baver d’envie n’importe quel émule de Dante, mort trente ans plus tôt, et la science, la métaphysique, l’alchimie, tels trois singes capricieux et capucins, secouaient toujours plus vigoureusement l’arbre de la religion qui vacillait sur son socle et avait de plus en plus de mal à se maintenir debout. Chaque année, le nombre d’hérésiarques et de relaps doublait – le prix du pain aussi mais l’augmentation avait lieu au début du mois d’août, alors que les gens étaient en vacances à Saint-Tropez, si bien que personne ne remarquait rien. La peste noire venait de fêter ses vingt-cinq millions de morts en Europe, près du tiers de la population, Boccace venait de torcher son Décameron (alors que le décamètre, pourtant bien pratique en de multiples occasions, n’avait toujours pas été inventé) et au pays du soleil levant que personne ne connaissait, des révolutionnaires mettaient en place une nouvelle forme de théâtre : le nô (en fait, une simple rubiksubation des formes primitives du ni-non ni-oui). On le voit, les affaires marchaient mal pour les marchands de colifichets ! Dieu n’avait plus le chic nécessaire et Jésus n’était pas Kurt Cobain, même s’ils avaient tous les deux les cheveux longs et sales.

« Il faut absolument faire quelque chose pour redorer le blason de l’église » serinait vêpres après oraisons le Père Supérieur, Jean Tenrien. Notre ami Aristide fut le premier à présenter quelque chose de radicalement nouveau et d’ouvertement provocateur. Il est vrai qu’il avait proposé auparavant trois solutions qui n’avaient guère fait l’unanimité, comme de faire appel à un alchimiste qui transformerait en deux coups de cuillère à pot la moindre bouse de vache en lingot tout beau, digne de jouer à la star dans la réserve fédérale de Fort Knox, gratouiller l’or des encensoirs des églises voisines ou chouraver chez le vieil antiquaire à moitié aveugle deux pots de peinture jaune « pour le redorer ce p… de blason pourri ». Au départ, la plupart de ses mignons collègues moinillons firent la fine bouche et les plus intrépides refusèrent même de s’alimenter pendant trois heures, puis ils applaudirent à tue-tête à la nouvelle proposition d’Aristide. L’antéchrist était toujours représenté sur les toiles de la chapelle ou dans leurs comics avec des yeux sournois, une bouche vicieuse et des pommettes saillantes : rien à voir avec ce mammouth dodu au visage rubicond.

          Son idée lui était venue quelques mois plutôt, suite à son voyage à l’abbaye de Leffe, en Belgique. Il avait appris pas mal de choses au contact de ses confrères frontaliers, très pénétrés de la sapience divine et de la dive bouteille. Chez eux, la religion était un hobby plus convivial que le surf – car rares étaient ceux qui trouvaient le temps et le chemin de pousser pour les vacances jusqu’à Ostende, peu réputée pour ses ressacs – et moins cher que le golf (qui déjà, à cette époque, était un jeu de riche qui veut faire du sport) ; aussi, le blason à redorer dont lui avait parlé son supérieur, ils n’en avaient eux jamais entendu baragouiner ici. Tout allait bien dans le meilleur des mondes impossibles : Jésus était dans la crèche à côté des autres playmobil avec la vache, la voiture de pompier, le corsaire et son sabre, le skieur et sa luge en plastique jaune…

Quand Aristide revint enfin à Lirey, trois mois plus tard, il transportait avec lui une Vulgate, un encensoir gravé de pierres précieuses et surtout douze litres de Leffe radieuse qu’il alla derechef faire goûter à son ami Sancto, un peintre italien exilé. Celui-ci avait quitté sa ville natale de Turin, quinze ans plus tôt et vivotait en dessinant avec le pied des portraits futuristes des pingouins endimanchés qui se pressaient à la porte de l’église. Mulet avait fait sa connaissance à la collégiale, où il donnait des cours de grammaire latine. Ils étaient devenus amis par un de ces hasards inexplicables dont la vie est coutumière. Quand Mulet déboula dans son atelier, Sancto était en train de fignoler le faciès simiesque d’une notable, lui modelant une bouche pulpeuse là où il n’y avait qu’une cicatrice ; le visage était méconnaissable mais tout le monde aurait aisément reconnu la femme du maire. C’était le grand problème avec lui, il était trop réaliste et dessinait finalement mieux avec ses pieds qu’avec ses doigts.

- Ca alors, Aristide, pour une surprise, elle est de taille ! J’ai bien cru que tu ne reviendrais jamais parmi nous.

- C’est l’avantage du métier, Sancto ! On se balade, on rencontre des gens, on fait des relations internationales mais on est quand même pressé de rentrer au bercail. Tu ne devineras jamais ce que je trimballe dans ma besace ? Alors, hein ? Tu donnes ta langue au chat ? C’est de la bière, mon ami et il y a de quoi nous amuser pendant un petit moment.

Aristide sortit les bouteilles et bientôt la table fût pleine. Deux heures plus tard, ils étaient tous les deux bien chargés et après les plaisanteries d’usage, Aristide secoua son ami qui jouait avec une pièce de monnaie représentant le pape et sur laquelle il avait placé une feuille de papier. Il gribouillait dessus avec un crayon de papier.

- Sancto, le Père supérieur est con… comme un sterne.

- Tu veux dire qu’il est consterné ?

- C’est pile poil exact. Les fidèles ne viennent plus aux messes, il ne sait plus quoi faire pour redorer le blason de l’église. J’ai proposé plusieurs méthodes mais elles n’ont pas fait l’unanimité. Il faut que je trouve une idée, sinon je vais me faire virer... Mais qu’est-ce que tu fais là au juste ?

- Rien, Aristide, je manque d’inspiration, je me désénerve sur cette feuille de papier… Tu disais quoi déjà ? Je t’écoute, tu sais.

Tout en pensant que c’était là une bien étrange façon de passer ses nerfs, Mulet observait avec attention son ami. Une idée commença à germer dans son cerveau, toute petite et peu vaillante d’abord - en gros de la taille d’un leucocyte valétudinaire et aussi vive qu’un poulpe manchot - elle grandit insidieusement dans cette cervelle molle qui occupait une toute petite partie du bulbe de notre ami. La raison de cet épanouissement encéphalique contre nature ? La vision de son ami le peintre, qui non content de noircir le papier, prit la feuille, la tint un instant devant lui à la lumière de la bougie qui laissa apparaître (Mulet n’en revint pas) le visage de Clément VI, reproduit dans ses moindres détails !

- SANCTO ! couina Aristide, dont le visage congestionné n’offrit alors qu’une représentation très imparfaite de l’humanité, comme si la science était passée à côté de quelque chose d’important. Tu viens de me donner une idée, mais alors, l’idée du siècle, celle qui fera de moi un autre homme. Ton gribouillis, là, tu pourrais faire le même sur une toile de 2 mètres ?

- De quoi me parles-tu, Aristide ?

- De ta feuille de papier, ta pièce, ton crayon… tout ton arsenal de peintre, quoi ! Tu crois que tu pourrais faire apparaître quelqu’un d’autre ?

Sancto était bel et bien soûl mais pas au point de gober tout cru ce que son ami lui beuglait à l’oreille.

- Ecoute Aristide, tous les deux on est comme des frères, malgré nos différences… mais il faut que je t’avoue que je ne comprends absolument rien à ce que tu me dis.

Dix minutes plus tard, Sancto avait saisi l’ensemble de l’affaire qui agaçait tant son ami Mulet. Il lui demandait simplement de faire apparaître le corps du Christ sur une toile, d’au moins deux mètres sur deux. Personne ne connaissait la taille ni le poids exacts de Jésus : il fallait extrapoler. C’était bien payé pour une décalcomanie.

- Sancto, beugla Aristide, si nous pouvons faire apparaître sur une toile, ou sur un drap ou sur ce que tu veux, l’image de notre Sauveur, nous sommes sauvés jusqu’à la fin des temps. Rends-toi compte, l’image du Messie sur un drap : quelle pub pour l’église !

         Sancto le soudard se mit donc au travail. Il avait averti Mulet des choix artistiques qu’il devrait faire. Primo : il faudrait s’inspirer d’un bas-relief en bois, le plus réaliste possible, tel celui qui traînait dans la collégiale, le recouvrir d’un linge humide qui épouserait au plus près ses formes – mieux qu’un mari auprès de sa femme, crut malin d’ajouter Aristide. Secundo : il serait nécessaire ensuite d’appliquer au tampon ou par frottis - ce qui nécessitait la présence d’une nonne, encore jeune et qui, telle l’huile d’olive, était toujours vierge et extra, ricana notre ami Mulet, décidément en grande forme - des pigments colorés sur le tissu puis de rehausser, après le séchage, l’éclat de l’image ainsi obtenue par des poudres de couleur. Tertio : les dimensions du tissu, en lin, ne pouvaient excéder cinq mètres de long sur deux de large : « On va réaliser un drap, un suaire si tu veux… pas une toile de tente » précisa le peintre. Tout semblait marcher à merveille et Aristide avait bien du mal à retenir sa joie. Sancto ne souleva qu’une seule question : - Il va nous falloir du sang, Aristide, car ton personnage, si je me souviens bien, il est mort en souffrant et en pissant le sang ? Aristide avait complètement zappé ce passage de l’histoire, qui l’intéressait de moins en moins au fil des chapitres, toujours plus tortueux qu’il engloutissait à la catéchèse. Il savait que le Jésus en question était mort car personne ne pouvait vivre 1350 ans d’affilée mais il ignorait comment, pourquoi, où, quand, avec qui, près d’une rivière, assis ou allongé, les cheveux en arrière, la main sur la cuisse ou sur l’épaule… Il fit quelques recherches rapides dans le livre et revint trouver son ami, le lendemain, insolent comme Kadhafi à la nouvelle de sa cinquième réélection. Mulet essaya de se frotter les mains, s’aperçut qu’il transportait deux sacs en toile de jute, les posa le plus délicatement possible sur le plancher, regarda Sancto dans les yeux et lui tint à peu près ce discours : «  Génétiquement parlant, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’homme. T’occupes pas de ce que je te dis, j’ai vécu des histoires qui te feraient blêmir de peur et je le sais, un point c’est tout. Tiens, voilà six litres de sang pour ton ouvrage : fais-en bon usage ».

        Trois semaines plus tard, le suaire en question était torché. Le tissu avait légèrement rétréci au premier lavage et ne faisait plus que 4,36 mètres de long sur 1,11 mètres de large, mais on distinguait bien une forme en creux entre les plis (qui aurait aussi bien pu être celle de Jésus que de Nounours, anorexique et pétri de culpabilité). Sancto avait bien bossé, ses patrons avaient de quoi être fiers.

Le plus difficile pourtant guettait Mulet et sa clique d’enrobés. Il fallait convaincre le pape et passer outre les controverses anarchisantes de l’évêque, Pierre d’Arcis, qui avait eu vent de cette duperie. Aristide s’en alla voir son supérieur, le Père Jean Tenrien, se lava consciencieusement les paluches dans le bénitier en grès et recula de six pas en arrière avant de dérouler le tapis magique. Le Père supérieur eut un hoquet, bava, recula lui aussi et fit trois pas avant de s’agenouiller sur ce qui était « juste sous le ventre de Jésus décalqué » comme trouva malin de le confier plus tard Aristide à Myrtille. L’ecclésiaste ne put que souscrire à l’engouement débile de sa horde de moines, qui braillaient dans l’église tels des cow-boys texans lors d’un rodéo sponsorisé par une marque de Tequila. Il fallait exposer ce tissu dans un lieu fréquenté, connu de tous et rédiger fissa un communiqué de presse pour annoncer aux (in)fidèles que Dieu était (enfin) revenu et qu’il avait choisi comme lieu de villégiature notre beau village de Lirey : la preuve en images ! Six siècles plus tard, un descendant de Jean Tenrien créerait Paris Match.

Le linge d’Aristide fut donc exhibé un peu partout dans le bourg, sur le fronton de l’église tout d’abord puis sur la façade de la maison du peintre Sancto (une demeure qui deviendrait l’office de tourisme au vingtième siècle) pour terminer sa course sur le pignon de ce qui serait plus tard la mairie et qui n’était alors que le logis du rebouteux. Il n’y eut dans les premiers temps aucun débordement de foule et on peut même ajouter que les villageois y allèrent très tranquillement. Trois semaines plus tard, les villages des alentours étaient en ébullition et les quidams et les quimonsieurs se pressaient comme des citrons aux portes de l’église pour admirer l’auguste relique. Cette passion si soudaine, étrange et contre-nature ne plaisait évidemment pas à l’évêque qui dépêcha plusieurs de ses sbires auprès du Pape, mais elle faisait les délices du Père Supérieur, transi de plaisir devant cette assemblée monstrueusement nombreuse qu’il pouvait tout à loisir cajoler ou houspiller. Les sermons duraient des heures avant qu’il ne lève le voile, justement, sur le tissu que tous étaient venus zyeuter. Il était aux anges, le cureton et Mulet, invité d’honneur à la cuisine où il avait toute liberté de goûter chaque plat plusieurs fois, autant qu’il le souhaitait à vrai dire, ce dont il ne se fit d’ailleurs pas prier en s’attardant honteusement sur les langoustines, la crème de marrons et le tournedos aux pommes dauphines.

Tout ce qu’on peut dire, en fin de compte – car il faut bien mettre un terme à cette histoire - c’est que le blason de l’église avait été admirablement redoré ; on n’avait pas lésiné sur les moyens, coupant, rasant, extirpant chaque poil rebelle sur le dos tout d’abord puis sur les jambes, les pieds, les mains, la tête et même les fesses… Une esthéticienne n’aurait pas fait mieux. A la fin, il ressemblait à un bébé tout neuf, encore rougeaud et tout doux. Pendant ce temps, dans le palais du pape, l’affaire faisait grand bruit, suite à la visite des émissaires de l’évêque. On glosait, on philosophait, on pesait le pour et le contre – et comme la balance n’avait pas été inventée, on faisait ça entre ses deux mains, ce qui donnait parfois lieu à des éclats de rire sévèrement réprimés. Les lettres n’avaient pas manqué d’affluer, certaines pour dénoncer cette supercherie, la plupart pour délivrer un message de paix et d’amour. Clément VII hésitait entre le pourpre et le noir, des frisettes blondasses ou la raie peignée à la gomina, le string ou le caleçon long… Plusieurs de ses collaborateurs, dont le gentil et savoureux Massimo, lui avaient clairement fait comprendre que l’avenir de la religion se jouait ici et maintenant… tout en lui chatouillant le nombril. Il fallait prendre une décision, rassurer les indécis et embobiner les rebelles sans en faire des ennemis, se montrer à la fenêtre du palais et faire coucou avec sa main. Ce qui fut fait dès le lendemain.

Et c’est ainsi que le suaire de Sancto le soudard fit tant parler de lui, des siècles et des siècles durant.

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