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démo des maux
18 janvier 2008

Histoire d'un amour

cigarette_2Une autre nouvelle qui date du siècle dernier, à l'époque où Villiers-de-L'Isle-Adam, Huysmans, Barbey d'Aurevilly, Rémy de Gourmont... (j'ai habité 3 ans rue Rémy de Gourmont, sur la butte Bergère à côté du parc des Buttes Chaumont - et c'est là que la plupart des histoires ont été écrites)... étaient mes compagnons de lecture.

Histoire d’un amour

« ... ces irrésistibles envies de laisser

tomber son front sur l’épaule aimée,

prie-Dieu vivant où les têtes qui aiment s’appuient

pour cacher l’extase de l’ivresse

ou faire la méditation du souvenir... ».

Jules Barbey d’Aurevilly

in « Une Vieille Maîtresse ».

            Axël Revaloeil scrutait l’obscurité de la pièce. Il suivait des yeux le galop des aiguilles qui marquaient les minutes, puis l’heure. Il avait une bonne raison d’attendre par un soir de mars semblable à n’importe quel soir si seulement... il n’y avait pas eu... Lucile Cabalis, sa fiancée avait plus d’une heure de retard. Ce qui ne lui était encore jamais arrivé.

            - Comment ai-je pu lui dire ce matin que je ne l’aimais plus ? ressassait l’homme, inquiet des heures. Ce mensonge a-t-il servi ma vérité, d’une façon ou d’une autre ? Est-ce pour cela qu’elle n’est toujours pas là. Il est près de neuf heures du soir... Ce retard n’est pas naturel. Elle, d’habitude, si ponctuelle, jamais une minute après l’horaire.

            Axël Revaloeil se torturait l’esprit, repassant en sa mémoire les événements de la journée. Il croyait à l’idée que s’il pouvait, par un brusque revirement des choses, revenir en arrière au point où tout avait commencé - car il y a forcément un commencement et un point d’où toutes choses démarrent, ce rôle ne serait-il rempli que par la naissance - il ne referait plus les mêmes erreurs. L’homme, en creusant son souvenir, rencontra, comme un ennemi revenu se venger, la sphynge légendaire de sa peine à répondre à l’énigme posée : « Qu’as-tu fait de toi » ?

            Il y avait eu cette scène, ce matin. Enfin, pas vraiment une scène, plutôt une discussion qui avait dégénéré en engueulade. L’homme, après six longues années de vie commune, avait voulu éprouver leur amour à la lumière de son expérience d’homme gagné par une passion dévorante. Ils vivaient ensemble, pour ainsi dire mari et femme, à la frontière de la lassitude. L’ennui guettait le couple, les titillant chaque jour qui passait davantage. Mais elle avait claqué la porte derrière elle sans se retourner. La colère, le goût du meurtre l’avaient occupé toute la journée. Il ruminait sa vengeance, levant une armée d’inexprimables pensées qui lui montraient le chemin à suivre. Peu à peu, pourtant, la peur avait chassé ces folles idées de leur lit. Et c’était comme si une boule impalpable remontait lentement jusqu’à sa gorge, obstruant le passage de l’air qui se frayait un accès vers son corps suffocant. Il s’était senti les jambes molles, mais le cœur en alerte, cognant, n’arrêtant plus de cogner, comme le poing d’un zombie cogne contre son cercueil à petite coups répétés. Cela n’arrêtait pas de le poursuivre dans les recoins les mieux gardés de son corps, trouant le peu de lumière raisonnante d’un feu d’artifices de faisceaux ténébreux. Il éprouvait parfois des sensations analogues, la sensation d’étouffer, de respirer la mort, quand il voyageait dans un train sans billet, guettant le suppôt de Satan qui le lui réclamerait - et lui, incapable de se mouvoir, paralysé, blême comme un linge s’il avait pu s’apercevoir, frissonnant, le souffle court. Et aussi, lors de ces rares instants d’orgasme sexuel quand, crispé, il ressentait l’atroce impression de se vider dans la femme. En ces instants, il n’appartenait plus à son corps, il lui semblait même ne plus appartenir au règne humain : il se recroquevillait mentalement, sans défenses. Il n’aurait suffi que d’un geste, d’une parole pour le laisser comme mort.

            Pour tuer le temps, « ... joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi... », l’Ennemi vorace du poète, jodlant, solfiant avant que la mort n’entache son chant de sa rauque respiration, Axël Revaloeil ressortit du placard la panacée à son ennui d’homme trompé. Anxieux, il attendait que se vérifient d’elles-mêmes les suppositions, toutes plus affreuses, que son esprit avait libérées. Il chercha la gaze à l’excoriation de son âme en grand danger d’implosion : les résistances intérieures irradiaient sous la pression intense de l’extérieur, symbolisé ici par l’absence d’une femme, un simple retard. Ne comprenant pas la nature exacte de ce mal, et ne pouvant se dégager de cette collerette de peur qui concassait son corps de part en part, tel le gantelet d’une armure mue par des forces surnaturelles qui s’abat soudainement sur votre gorge et la serre jusqu’à entendre aux tréfonds de soi l’horrible craquement des os, il devait s’en débarrasser au plus vite ; aussi, avant tout pénétré de sa survie, il déplia devant ses yeux prêts à tout l’ancestral grimoire, le YI-KING ou « Livre des Transformations ».

            Il se posa plus d’une vingtaine de questions, lançant les vieilles pièces de cuivre à six reprises, traçant ensuite l’idéogramme correspondant à ces jets. Il interpréta les écritures, mystagogue qui espérait, au travers de cette anagogie, de ce ravissement de chacune de ses fibres intellectuelles, chasser au loin - le plus loin possible - les goules ricanantes le dévorant de questions. Etait-il suffisamment concentré, avait-il longuement mûri en lui-même les questions qui le hantaient, avant de jeter les pièces sur la table ? Qui oserait répondre à cela ? Il y a certains hommes qui n’attendent pas plus de la vie que ce qu’elle n’attend d’eux. Axël était de ceux-là. Le YI-KING ne lui riverait jamais son clou. Il savait par trop à quoi s’en tenir. Il savait qu’il y a toujours plus de questions que de réponses à apporter.

            Peu lui importait au fond l’antique sagesse divinatoire du Tao. « Le Tao lui-même n’agit pas, écrivait Lao-Tseu, et pourtant tout se fait par lui ». Ce qui compte ici, c’est que ce face à face brutal avec son présent, non seulement fit avorter les fœtus restants de ce si coupable appel au meurtre qui avait bercé sa mélancolie, mais suça goulûment deux heures à l’os à moelle du Temps.

            Axël Revaloeil s’endormit finalement. Le roulis du rocking-chair, comme une armée de moutons à compter, lui conta sa berceuse empoisonnée et fourra sa lippe tortillante dans le creux de son oreille. Il quitta un monde pour en retrouver un autre, autrement plein de souvenirs.

            Est-ce le bruit d’une clef qui tourne dans une serrure qui lui fit lever les yeux - et les rabattre aussitôt comme sa fiancée Lucile Cabalis jetait un regard dans la pièce ? Etait-il si peu endormi que le plus petit son, le son si discret d’un trousseau de clés qui cliquette, un timbre en l’occurrence aussi familier que les grains d’un chapelet qu’on dévide, puisse lui faire lever le siège, abandonner le morphinomaniaque pays qu’il parcourait en tous sens d’un rêve l’autre ? Toujours est-il qu’Axël, éveillé à en écouter les cordes de ses nerfs grincer, mû par une impulsion soudaine, fit semblant de dormir. Quiconque aurait possédé des yeux pour voir, des yeux en face des trous, en observant cet homme ni jeune ni vieux, en aurait vite conclu qu’il singeait le sommeil, car le rictus sournois qui déchirait sa bouche n’avait rien à voir avec l’artificielle sérénité que la dormition procure. Mais des yeux, tous en ont mais s’en servent-ils pour autant ?

            La femme, accoutumée à son marri de mari comme la plaie à son pansement, habituée avec tout ce que l’habitude entre deux êtres qui prétendent se connaître à fond, comporte de non-dit, de monotonie dans les rapports de tous les jours - l’habitude, ce piège dont pas un couple ne réchappe, cette ciguë qu’on préfère encore avaler, car l’âge est passé des fols départs, par lampées plutôt que de nourrir son moi de provisions corrompues, l’habitude qu’on lorgne de travers chez les autres, jamais de face chez soi, attendu que son visage est la goutte d’eau du nôtre... - l’habitude de Lucile pour Axël, qui s’époumonait silencieusement, la conduisit du pas de la porte à la chambre à coucher, lieu de tous les plaisirs et de toutes les angoisses, où elle s’apprêtait, semblable à toutes les épouses, à rejoindre son amant des mille nuits, son époux des mille et un matins. Admirable d’amour, elle se dévêtait tout en marchant, laissant glisser son tailleur le long de ses hanches... et le ziiiiip de la fermeture éclair causa infarctus sur infarctus au pauvre Axël, les yeux aux trois-quarts clos, tels des jalousies.

Il l’épiait, la suivait dans chacun de ses mouvements, la voyant comme il ne l’avait jamais encore regardé, se déshabillant comme une seule une femme amoureuse sait le faire. Il devinait, dans la pénombre, les courbes de ses chairs, ses mains s’affairant sur le corsage, dégrafant le soutien-gorge. Les reproches lui brûlaient les lèvres, comme une soupe trop chaude, des reproches mêlés de féroces désirs inavouables, le désir de la prendre ainsi, comme elle était, presque nue, offerte telle une vestale, de lui faire l’amour en lui jetant au visage les noms de toutes ses maîtresses, de gagner par le plaisir le dépassement de soi, bien au-delà de la fugitive jouissance sexuelle, de se faire tout petit à l’intérieur du ventre de la femme, tout entier partagé entre l’extase et la peur de la perte, « la petite mort » qui n’est au fond petite que parce que nous savons pouvoir en réchapper. Mais il était condamné à se taire, à taire en lui ces voix bestiales qui feulaient, grognaient crescendo.

            Elle lui paraissait changée, éthérée, à peine femme, plutôt ange - mais d’une angéité presque transgénique, comme si elle n’était finalement elle-même, Phénix réincarné de ses cendres que l’humain transporté d’amour ne voit pas s’accumuler, en petits tertres inégaux dans l’âtre érubescente où les passions se chevauchent… comme si elle n’était elle-même que parce qu’elle n’était plus telle qu’il l’imaginait, mais bien telle qu’au fond elle se rêvait, elle. Sa chair, autrefois - ce matin encore, lui certifiait la voix mutine du souvenir - sableuse, d’un mordoré que la palette d’un peintre n’aurait su reproduire tant il changeait selon que la lumière était celle du soleil, de la lampe ou de la lune, sa peau où ses caresses, ses baisers restaient imprimés, comme le braille qui se lit avec les doigts, lui montrait maintenant une teinte cireuse, terreuse, affreuse en vérité. Axël se releva, franchit les quelques mètres du rocking-chair à la chambre nuptiale, l’esprit tiraillé de tous côtés par une foule de pensées furieuses qui lui mettaient la corde au cou, qu’il leur offrait, n’ayant que cela à leur offrir. Lorsqu’il pénétra dans l’hypogée où son amante, nouvelle cendrillon dormant un sommeil que la mort elle-même n’aurait su rompre, son premier geste fut d’éclairer ce tombeau, de faire entrer le jour au cœur de ce bois enchanté plein de nuit, à défaut de le faire entrer dans le sien toujours aussi opaque.

            La pièce s’embrasa tout d’un coup. Et lui s’enfonça dans la nuit la plus longue de sa vie. Le lit vers lequel son regard dirigea sa vrille accusatrice ne laissait planer aucun doute, aucun mystère. Car il était vide. Que dire de plus ? Il n’y avait pas plus de corps dans ce lit, de chair pelotonnée sous ces draps blafards comme le linceul, qu’il n’y avait eu de femme dans cette chambre. L’homme était dans la pièce le seul être vivant qu’il y ait eu depuis longtemps.

            Lucile Cabalis était morte il y a un an, jour pour jour, par un soir de mars. Et comme le matin l’avait trouvée, morte dans son lit, les mains dans les mains de son mari éploré, il trouva, encore une fois, dans cette maison frappée par le Destin, le mari, mort lui aussi. Après une longue année de folie, l’esprit avait eu le dernier mot sur le corps : le souvenir avait tué la vie.

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