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démo des maux
14 janvier 2008

Un avant-goût de l'enfer

Je suis un homme, un père de famille bien occupé avec ses deux marmots. Le temps passe si vite que j'ai l'atroce impression de ne rien faire d'autre que... compter le temps qui passe. Tiens, ma fille a 5 ans : j'en ai donc 5 de plus moi aussi.

Il y eut une époque (pas si éloignée finalement, en comparant avec l'âge de l'univers ou de mes artères) où j'écrivais beaucoup, au minimum 4 heures par jour pour produire... beaucoup de déchets et quelques pépites sorties de l'athanor. Ce drôle de cirque dura une bonne dizaine d'années et ensuite la vie m'a rattrapé. Maintenant, je vole du temps au temps pour conchier quelques mots et chatouiller le clavier.

Bon bref, tout le monde s'impatiente (moi le premier) alors en voici une (qui date d'une bonne dizaine d'années) : ma contribution au genre policier (trafiqué et perverti bien entendu). D'autres suivront, si vous êtes sages.

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Un avant-goût de

l’enfer

- Mon Père, pardonnez-moi si j’ai péché. - Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée mon enfant ? - Deux semaines, mon Père, j’ai honte... Oh ! si vous saviez à quel point j’ai honte. Mais le temps, mon Père, vous savez ce que c’est : il nous file entre les doigts tel du sable.

            C’était la sixième pénitente de la journée à l’entretenir de ses angoisses, la dernière vraisemblablement, à moins qu’une inconnue ne le sollicite de façon insistante. Il était déjà dix-huit heures, la cloche avait sonné tous ses coups et tandis qu’il l’écoutait, il avait compté en silence. Dès qu’elle aurait fini de parler, il la laisserait partir, se lèverait à son tour et irait fermer les portes de l’église. Il ôterait son déguisement et rentrerait chez lui tranquillement, balayant de sa mémoire, du mieux qu’il le pouvait tous les secrets jusque-là inavouables qu’il avait partagé avec ces femmes et ces hommes qui étaient venus le trouver. Le plus souvent d’ailleurs, avait-il constaté, c’était des femmes, à croire que les hommes ne se repentaient pas ! ou du moins, n’en éprouvaient pas le besoin.

Il n’était pas différent des autres hommes finalement, lui aussi vouait un culte à l’habitude et au travail bien fait, mais la monotonie avait déjà commencé à ronger son cœur. Il devenait de moins en moins patient, presque irascible parfois quand il devait absoudre de leurs péchés de vieilles gens, n’ayant plus que la peau sur les os et l’ombre de la mort les nimbant d’une ancienne majesté maintenant éteinte, venues lui confesser leurs vices de gourmandise. Et s’il avait encore quelque compassion sincère pour la jeunesse, c’était uniquement parce qu’elle lui apportait une émotion que ses clients habituels étaient bien incapables de lui donner, comme une chips croustillante qui craque sous les dents, une odeur étrange, les relents du tabac, de l’alcool, de la sueur et d’autre chose encore, beaucoup plus sensuel... Tous les autres convives étaient si secs, pire encore que des bois morts entassés dans une clairière et incapables de servir de combustible pour allumer un feu de joie. Pour lutter contre l’ennui galopant, il inscrivait chaque soir sur un cahier le nombre de confessions et de solutions toutes faites qu’il distribuait généreusement dans son confessionnal. Il avait commencé à tenir ce journal secret il y a six ans, et s’il prêta ce soir-là une attention peu habituelle à cette femme, assise en face de lui, prenant la peine de l’interrompre, de lui faire préciser certains détails, elle le dût davantage à sa manie des chiffres qu’à l’histoire de sa vie. Thomas Apostasi avait toujours eu un faible pour les chiffres ronds et celle-ci portait le numéro 5000.

A travers le grillage, il distinguait la forme de son visage et réalisa qu’elle pleurait. Sa voix entrecoupée de sanglots, ses reniflements, le geste de sa main qui frottait ses yeux, il n’y avait aucun doute à avoir : ce n’était ni la première ni la dernière à pleurer devant lui. Il avait passé sa vie entière à consoler des âmes en peine venues chercher auprès de lui un peu de chaleur humaine, leur administrant des remèdes auxquels il ne croyait guère plus maintenant. Le placebo spirituel avait rempli sa tâche jusqu’au bout, mais aujourd’hui, à plus de quarante ans, il n’en pouvait plus. Il avait beau croire en Dieu, respecter la religion qui avait fait de lui l’homme qu’il était, chaque jour qui passait le trouvait plus fatigué, presque indifférent à la vie des autres.

C’était encore une histoire de grossesse involontaire et d’avortement impossible, la quatrième de l’année et la trente-septième qu’il avait eu à traiter au cours de ces vingt années de service liturgique. « Enfin ! pensa-t-il, je ne suis pas toubib, juste un pauvre curé… Alors pourquoi s’obstinent-elles à me raconter leurs histoires de sexe qui se sont mal finies ? Dieu se fiche pas mal de tout ça ! Je ne crois pas que le sort de ses cobayes l’intéresse tellement, surtout quand il a affaire à quelqu’un qui ne sait pas décider par lui-même. Enfin, encore une cliente pour le Docteur Destac ! Au train où vont les choses, je ferais bien mieux de m’associer avec lui, je doublerais mon salaire… ». Thomas Apostasi en était là de ses ruminations quand un détail de la conversation capta son attention, pourtant bien vagabonde.

******

Il s’était encore réveillé avant le réveil et finissait de prendre sa douche quand celui-ci couina dans la chambre. Encore un quart d’heure volé au temps, songea-t-il, de quoi reprendre un café au comptoir tout en lisant le journal. Il n’y avait pas grand monde ce matin mais il les connaissait tous, pour la plupart ouvriers sur des chantiers avoisinants. Ils étaient tous passés au moins une fois chez lui, comme un rappel tardif de tétanos. Certains avaient des choses à se reprocher, d’autres venaient pour enquêter sur leurs épouses, dissimulant leurs questions sous un flot de paroles… Il y avait vraiment de quoi considérer l’espèce humaine autrement. Thomas Apostasi attrapa Le Parisien qui traînait et se plongea dans la lecture des gros titres. A un moment pourtant, il releva la tête, se sentant observé par quelqu’un. Ce n’était que le patron, Ferdinand, un drôle de personnage qui marchait toujours en posant lentement un pied puis l’autre sur le plancher, tel un ours pataud qui voudrait assurer sa prise au sol. Des gens de bonne intention auraient dit de lui qu’il était d’une constitution robuste, alors qu’il était seulement replet. Il ressemblait vraiment à un plantigrade, son éternel sourire aux lèvres qui évoquait davantage la cicatrice que la bonne humeur, écrasé dans une boule de caoutchouc couperosée… et si on percevait parfois une lueur d’intelligence au fond de ses yeux, quand on le regardait bien en face, on s’apercevait vite fait en bougeant la tête de droite à gauche qu’elle nous suivait également.

- Alors Père Thomas, un petit crème comme d’habitude ?

- Non, je vais plutôt prendre un calva, Ferdinand.

- Un quoi ? Vous voulez vraiment boire de l’alcool, mon Père ?

         - Ah ! Ferdinand, la poursuite dans la continuité. Cela fait dix ans que je viens ici, presque chaque matin que Dieu fait et vous me posez toujours la même question. Est-ce qu’il m’est déjà arrivé de consommer autre chose qu’un café ?

         - Non, de mémoire, non… mais, je me disais, une mauvaise nouvelle, c’est si vite arrivée qu’on a parfois besoin d’un petit remontant pour faire passer la pilule… Vous avez beau être le curé, vous n’en restez pas moins un homme, non ?

- Je serais un fieffé menteur si j’osais réfuter cet argument infaillible. Mais vous savez, Ferdinand, ceux qui trouvent refuge dans l’alcool ne cherchent pas à résoudre leurs problèmes mais bien au contraire, à les oublier le temps d’une ivresse.

         - Là mon Père, vous prêchez un convaincu. C’est plutôt à ces ivrognes qu’il faut le dire et le répéter. Vous entendez, bande de soiffards, l’alcool n’apporte pas le bonheur… et c’est pas moi qui le dis, c’est le Père Thomas.

       - On s’en fout Ferdinand, gueulèrent de concert les pochetrons, nous, ce qu’on veut, c’est le malheur ! et re-trois whisky, patron !

      Tout en maugréant, il attrapa la bouteille de Paddy et se dirigea à leur table, offrant ainsi quelques minutes de répit au curé qui reprit sa lecture. Il n’y avait rien de nouveau, quelques scandales écologiques et financiers, de sordides histoires d’élections truquées, les pages sportives, l’horoscope et la rubrique des faits-divers. C’était la seule page qu’il lisait avec curiosité, parcourant chaque article avec une ferveur peu coutumière ; aussi, quelle ne fût pas sa surprise d’apprendre ce matin-là qu’un assassin sévissait dans le quartier. Il ne pouvait mettre en doute la parole du journaliste, car il le connaissait, ayant par le passé répondu à ses questions pour un papier qu’il préparait sur la crise de la religion. Il lui en voulait toujours d’ailleurs d’avoir réduit cette heure d’interview à une simple colonne, perdue au milieu des autres. C’était proprement incroyable, et si commun pourtant : un sérial killer rôdant dans les environs et dont la police venait juste de retrouver la troisième victime, la gorge tranchée et le visage démoli à coups de marteau ou de masse. L’article ne donnait guère de détails sur la morte, se perdant en conjectures sur le mobile et l’arme du crime.

         Le Père Thomas régla sa consommation, répondant au salut jovial de Ferdinand d’un vague geste de la main, et se dirigea vers son église. Il alluma les cierges, vérifia que chaque missel était bien à sa place et finit de s’habiller pour la messe de dix heures. Les paroissiens n’allaient plus tarder maintenant, ils n’étaient jamais en retard. Une fois encore, il lui faudrait affronter le regard saturnien de cette foule le dévorant des yeux, buvant chacune de ses paroles comme du petit lait et suspendue à ses lèvres qui délireraient sur la résurrection des corps et des âmes. Il avait à peine ouvert les deux battants de la porte qu’ils se précipitèrent dans la nef, se bousculant pour être placés aux meilleures places – comme s’ils allaient au théâtre - et leur tournant le dos pour rejoindre son pupitre, il ne vit pas la femme qui s’assit au dernier rang. A un moment pourtant, tandis que l’organiste jouait les airs les plus connus de Bach, levant les yeux de sa Bible, il aperçut au loin une femme qui le fixait bizarrement. Il avait du mal à distinguer son visage d’où il se tenait, mais il lui sembla qu’elle souriait, comme si elle le connaissait. Elle lisait un journal et ne priait pas, levant la tête de temps en temps pour lui décocher un sourire. Les messes de 13 heures et 15 heures se passèrent sans d’autre incident.

Il fut à peine surpris d’entendre sa voix. Etrangement, il avait pensé à elle dans la journée (fabriquant dans son esprit en mal de sensations fortes et d’une façon presque inconsciente, une association d’idées farfelue entre la femme de la messe et celle du confessionnal), sans y accorder pourtant beaucoup d’importance, mais avec une insistance suffisante, tout de même, pour ne pas avoir à refréner un mouvement de surprise quand elle s’assit sur le banc et commença à parler. L’endroit était faiblement éclairé, ce qui donnait plus de poids encore à ses paroles. - Mon Père, vous souvenez-vous de ce que je vous ai confié hier, à la même heure ? C’était bien la première fois que quelqu’un mettait en doute ses qualités d’écoute. L’envie de lui expliquer ce qu’était le travail d’un curé, au jour le jour, lui passa par la tête mais Thomas Apostasi brûlait tellement d’envie de connaître la suite de l’histoire qu’il laissa faire et la rassura. – C’est mieux ainsi, je craignais d’avoir à me répéter. On dit que la nuit porte conseil, c’est sûrement vrai… mais comme je ne dors pas, j’en suis au même stade qu’hier. – Justement, lâcha le curé, est-ce que votre… votre amant vous a dit quelque chose, au sujet de l’enfant ? J’espère que vous en avez parlé ensemble… Je pourrais plus facilement vous aider, si au moins je connaissais cette personne. Je ne vous demande pas son nom, juste qui il est, ce qu’il fait dans la vie ? - Même à vous, je ne pourrais le dire mon Père, il me ferait trop de mal sinon. Je suis attaché à lui par des liens que vous ne pouvez comprendre. – C’est bien mal me juger mon enfant ! Je suis curé, c’est entendu entre nous, mais j’ai quelques amis aussi, et une famille. Je crois que je peux comprendre ces choses-là. – Ce n’est pas ce que je cherche à vous dire, mon Père. Comprenez-moi bien, c’est de ma vie dont il est question. – Très bien, mais dans ce cas, pourquoi n’allez vous pas voir un médecin ? J’ai un ami, le docteur Destac, qui pourrait vous recevoir. Si vous voulez, je peux l’appeler et convenir d’un rendez-vous. - Mon Père, ce n’est pas d’un médecin dont j’ai besoin, mais d’une âme ! C’est pourquoi je suis venu vous voir. Avez-vous une âme à me vendre, mon Père ? Je suis prête à y mettre le prix qu’il faudra.

      Quand elle le quitta, Thomas ne l’accompagna pas à la sortie, encore tout estomaqué par la conduite de cette femme. Pour la première fois de sa vie, il avait l’atroce impression d’être pris au piège, incapable d’agir, ne sachant même quel ton employer pour l’aider. Quant à cette idée délirante « d’acheter une âme », elle semblait droit sortie d’un roman fantastique… et sûrement pas d’un cerveau humain ! Et durant dix jours, chaque soir un peu avant dix-huit heures, elle vint le trouver et réitérer sa folle proposition. Il en apprenait davantage à chaque nouvelle rencontre, qui s’ajoutait à ce qu’il savait déjà d’elle, sans connaître toutefois l’identité du père. Bientôt, cette femme l’obséda – ou plus exactement, ce secret qu’elle tenait tant à lui cacher – à un tel point qu’il décida un soir de la suivre. Elle était restée plus tard que d’habitude et il était presque 19 heures quand elle s’enfuit. Il enfila un pardessus gris par-dessus sa soutane et sortit quelques secondes après elle dans la rue. Le froid le saisit immédiatement, telle la main de l’instituteur qui s’abat violemment sur l’épaule de l’écolier qui triche en cours. Il faisait déjà nuit, comme si l’automne avait invité l’hiver, particulièrement en forme ce soir-là à sa soirée de clôture.

            Elle habitait dans un vieil immeuble de la rue des Maraîchers qui donnait sur l’ancienne voie de chemin de fer désaffectée, assez loin de Jourdain finalement. Pour quelle raison fréquentait-elle son église alors que celle de Charonne était à deux pas d’ici ? Qu’est-ce qui pouvait bien pousser une jeune femme comme elle à parcourir chaque jour près de 2 kilomètres ? La peur d’être surprise dans son quartier, peut-être, de rencontrer quelqu’un qui la connaissait, à moins que… A moins qu’elle ne soit tombée follement amoureuse de lui ? Non, quelle femme pourrait aimer un homme tel que lui, elle était si attirante, si désirable, d’une beauté dont il n’avait jamais entendu parler. De toute manière, elle avait une relation suivie avec le père de son enfant et elle n’avait jamais fait un geste, jamais murmuré un mot de trop. Thomas Apostasi ne savait vraiment quoi penser, les mains dans les poches et le regard scotché sur la façade lépreuse, distinguant sous le plâtre qui s’effilochait la pierre gangrenée par la pollution et les coulées acides… épiant la lumière qui, en s’allumant trahirait sa présence, lui révélant du même coup le repaire où sa proie se tapissait. Visiblement, elle avait les clefs du troisième étage, et elle n’était pas seule à la maison. Comme il s’apprêtait à partir, il entendit le bruit d’une claque, suivi de quelques cris vite étouffés, puis il accompagna sans réagir la chute d’un objet jeté par la fenêtre qui s’écrasa sur le trottoir, à quelques mètres de lui. C’était un lit d’enfant en bois qui servait depuis longtemps de casse-croûte aux punaises et sans trop savoir ce qu’il faisait, il attrapa un morceau sur lequel avait été gravé au couteau ou au tournevis, un simple prénom : William.

            Lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là, Thomas Apostasi rangea son trésor sur la table qui lui servait de bureau, se prépara à dîner et appela le docteur Destac. Juste après, il regarda un reportage dément à la télévision consacré aux hommes qui voulaient changer de sexe puis se coucha. Sa conversation avec le docteur avait été riche d’enseignements, même s’il ne partageait pas toutes ses convictions. Le plus important, finalement, c’était qu’il devait la revoir et la convaincre. Quand il la revit le lendemain soir, il la laissa parler un peu puis enchaîna directement sur le sujet qui l’intéressait. – Alors, parlez-moi de William ? Qu’est-ce que vous avez décidé pour lui ? – William ! vous connaissez mon frère ? Une boule d’angoisse remonta lentement le long de la gorge du curé, se faufilant un passage jusqu’à sa bouche, exterminant en chemin les mots qui cherchaient eux aussi à gagner la surface. Il s’essuya le visage avec une main qui tremblait, tel l’alcoolique qui se lève alors qu’il n’a toujours pas fini sa nuit puis la regardant vaguement dans les yeux, il parvint à articuler à grand-peine  : – Non, pas du tout, je pensais à votre enfant ? Au moins aussi surprise que lui, elle secoua la tête, murmura quelques mots qu’il n’entendit pas et lui fit face : – Mon enfant ? de quel enfant parlez-vous mon Père ? De celui que je porte dans mon ventre et que je n’aurais jamais. Vous savez, j’ai décidé d’avorter… J’irais voir le docteur dont vous m’avez parlé. – Mais pourquoi avorter maintenant, coupa-t-il ? – Parce que ce gosse n’est rien, rien qu’une lubie. J’aurais tant voulu avoir un enfant avec lui que je me suis imaginé des choses… Mais bon, tout est fini maintenant ! – Rien n’est fini au contraire, reprit-il, s’il vous a souillé, c’est à lui de payer !

*****

            Le lendemain, il reçut un appel du docteur, lui annonçant que Mademoiselle Lévèque, qui s’était recommandée de lui, venait à l’instant de quitter son cabinet et devait revenir dans trois jours pour un avortement. Il discuta avec lui, de choses et d’autres, orientant toutefois la conversation sur le sujet qui le préoccupait, et à la fin, quand il raccrocha, il en savait assez pour passer à l’attaque. Il attrapa son imperméable, sortit dans la nuit froide et rassembla dans son esprit les éléments du puzzle. Cette femme n’était pas mariée mais vivait avec quelqu’un et elle avait décidé d’avorter. Elle avait vingt-neuf ans, travaillait à mi-temps dans une association sportive et c’était la première fois qu’elle se retrouvait enceinte. Enfin, le code d’entrée de son immeuble était 75P20. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser une jeune femme étonnamment discrète à donner son adresse à un quasi inconnu ? Bien sûr, c’était un docteur et elle était appelée à le revoir d’ici peu, mais cela n’expliquait pas tout. Peut-être avait-il insisté au cas où des complications l’auraient obligé à se déplacer jusqu’à son domicile ? Peut-être avait-elle simplement rempli une fiche qu’il lui avait lu ensuite au téléphone ? Peu importait, finalement. Tout ce qui comptait aux yeux de Thomas Apostasi, c’était l’identité de ce mystérieux colocataire qui, d’ombre fantomatique qu’il était jusqu’alors prenait un peu plus de corps et l’apparence de William, ce frère mystérieux dont elle refusait de lui parler. Il fallait qu’il en ait le cœur net.

            Quand il appuya sur les touches du digicode, il eut l’atroce impression de se retrouver face à face avec un cobra et il lui fallut une bonne minute pour pousser la porte, tant ses mains tremblaient. C’était la première fois qu’il pénétrait dans un autre immeuble que le sien ; arrivé devant les boîtes aux lettres, il les examina toutes une par une avant de repérer celle qu’il cherchait. Le message était on ne peut plus clair : Myriam & William Lévèque. Comment avait-elle pu lui mentir aussi effrontément, lui cacher son inceste ? Ce n’était pas faute d’avoir cherché à lui soutirer des réponses pourtant, l’interrogeant patiemment chaque soir depuis près d’un mois, alors que son rôle consistait juste a être à l’écoute de l’autre, le guider, le conseiller dans ses choix. Il avait renié tous les principes de son métier pour elle, et pour quel résultat ? Rien, Nib, Que tchi ! Il allait devoir continuer l’enquête tout seul, et tout en se promettant de revenir le lendemain soir, il sortit et rentra chez lui. Une fois au lit, ferma les yeux, les bras le long du corps et attendit le sommeil, en vain ; submergé par une vague de pensées, alluma la lumière, se leva et alla chercher un somnifère puis s’assit à son bureau. L’indice le toisait, simple planchette qui détenait une partie de la réponse. Puisque William n’était pas le prénom de l’enfant à naître mais celui du frère, du père incestueux, ce lit, ou plutôt ce qu’il en restait, devait être un souvenir de famille, son plumard de gosse dont il n’avait voulu se défaire. Qu’est-ce qui avait donc pu pousser un homme aussi nostalgique que lui à jeter par la fenêtre un tel trésor ? Sûrement qu’elle lui avait signifié son intention d’avorter et que ne le supportant pas, il s’était vengé à sa façon. Thomas sentait la scène comme s’il en avait été témoin. Il fallait absolument qu’il ait un entretien avec lui : il était la clef du problème. Mais comment faire sa connaissance sans donner l’impression à Myriam qu’il la surveillait ? Lorsque Thomas s’endormit finalement, il était près de deux heures du matin et il avait toujours son somnifère dans la main et un plan à mettre en pratique dès le lendemain.

*****

            Elle ne vint pas ce soir-là le retrouver au confessionnal. Il en fut à peine surpris. Dans un sens, cette absence servait son plan. Tout au long de la journée, il avait exhorté la foule de fidèles à pardonner coûte que coûte à ceux qui trahissent leur foi pour une juste cause, puis il avait raccompagné Mademoiselle Chevalier à la sortie de l’église ; c’était une vieille fille, déçue par la vie et qui, n’ayant jamais connu d’homme, s’imaginait naïvement qu’elle pourrait peut-être susciter du désir chez son confesseur. Mais qu’aurait-elle compris de son obsession presque morbide pour cette femme ? Qu’aurait-elle dit en le voyant jeter sa soutane puis enfiler un jean, un polo et un blouson, chausser des tennis et sortir d’un sac de sport une moustache postiche et une perruque blonde ? Elle aurait hurlé si fort que tous les vitraux de l’église se seraient brisés en mille morceaux, son visage décomposé par la rage puis gagné par la haine en le voyant ajuster une paire de lunettes aux verres fumés et une casquette.

            Il était presque 20h30 quand il sonna à l’appartement et les trois ou quatre secondes qui s’écoulèrent alors reposent sûrement en paix au panthéon des instants les plus angoissants de toute sa vie. Il n’avait jamais fréquenté les casinos ni les salles de jeux mais il avait entendu parler du quit ou double et il savait qu’il y avait une chance sur deux pour qu’elle ouvre la porte et lui demande ce qu’il faisait là. – Qu’est-ce que tu veux ? L’homme devait avoir une trentaine d’années, très grand, d’une beauté lunatique, le crâne rasé, un pantalon en velours vert et un tee-shirt gris avec un bandeau rouge aux armoiries de Coca-Cola, quelque peu modifié puisqu’annonçant Coca-Colonisation. Sa voix était grave également. – Bonsoir, je fais une enquête pour le compte de la mairie au sujet du bus 26. Je voulais savoir ce que vous pensiez de sa fréquence le week-end ? – J’en sais rien mon gars, j’écoute jamais la radio. Tout ce que je peux te dire, c’est rapport à la fréquentation. Y a quand même vachement de vieux dans le bus, et des vieilles aussi, qui prennent un malin plaisir à venir t’emmerder et exhiber leur carte de je ne sais plus quel parti pour te piquer ta place… - Vous voulez sans doute parler des places réservées pour les mutilés de guerre, les handicapés… - Je parle de ce que je connais et la guerre est finie depuis longtemps. Il est temps aujourd’hui de passer à d’autres occupations plus individuelles… T’as certainement plein de questions à me poser mais j’ai vraiment pas envie d’y répondre et il faut que je sorte. Je vais appeler ma femme, elle adore les horoscopes et toutes ces conneries de sondage. Thomas se vit face à face avec Myriam, le perçant à jour derrière son déguisement, et réagit en moins d’une seconde : – Ce ne sera pas nécessaire Monsieur, j’ai assez d’éléments de réponse et j’ai encore une dizaine d’appartements à sonder… Merci encore pour votre coopération ».

            La porte se referma sur lui. Il monta les quelques marches en tremblant et reprit son souffle, accoudé à la rampe. Il aurait bien allumé une cigarette, avalé une gorgée d’alcool fort mais il n’avait rien de tout cela avec lui. Il n’avait jamais fumé ni bu de toute sa vie, et ce soir-là, il se dit qu’il était passé à côté de quelque chose. S’asseyant sur les marches, les bras croisés, il ferma les yeux et se mit à réfléchir. « Ce n’était sûrement pas la meilleure méthode à employer, mais j’avais guère le choix. Au moins, je sais à quoi il ressemble et… Et s’il sort, je le suis, je l’aborde et… et quoi ? Qu’est-ce que je fais s’il s’arrête, me reconnaît et me parle ? Tu lui demandes ce qu’il compte faire avec Myriam, un point c’est tout. Il sera toujours temps d’aviser au moment opportun. C’est sûr, dit comme ça, tout a l’air facile, simple comme bonjour, mais la réalité est toujours autre et je ne crois pas que… ». Quand la porte de l’appartement s’ouvrit, Thomas se redressa et se colla contre le mur, tel un cafard aveuglé par le lumière. Il n’eut même pas besoin de jeter un œil pour être sûr, la voix qui résonnait dans la cage d’escalier était suffisamment éloquente. Il lui laissa quinze secondes d’avance, jeta sa casquette, sa perruque et ses lunettes dans le sac puis descendit à son tour.

            Cela faisait déjà quinze minutes qu’il le filait, tel une ombre accrochée à ses pas, quittant la rue des Pyrénées pour emprunter celle de Belleville. L’homme tourna à droite, suivit le boulevard jusqu’à la place du Colonel Fabien puis remonta l’avenue Mathurin Moreau. Il y avait dans son comportement comme un appel de détresse, le reniflement affolé d’un chien de chasse qui vient de perdre la trace de sa proie. Il n’arrêtait pas de regarder à droite et à gauche, épiant les visages des couples et des groupes qui le croisaient. Il n’y avait aucun doute à avoir, il cherchait quelque chose, ou quelqu’un – et ce quelqu’un était en retard. Il franchit les portes d’un café à l’angle des deux avenues et commanda une pression. Thomas avisa un abribus et s’assit à côté d’une femme, une asiatique d’une quarantaine d’années. Tout allait pour le mieux, il ne se sentait pas obligé de lui faire la conversation, d’acquiescer bêtement à ses questions existentielles de fin de soirée.

            Dix minutes plus tard, le 26 stoppa et elle grimpa dans le ventre du monstre mécanique, le saluant au passage de la porte. Il répondit au sourire de son ancienne voisine puis concentra son regard vers le bistrot. La dernière fois qu’il y avait jeté un œil, William était assis à une table en compagnie d’une femme assez jeune, plutôt blonde et qui portait des lunettes. Il n’avait pas du s’écouler plus de deux minutes, mais la réalité lui sauta à la gueule comme un magot shooté à la coke. La table était vide, il n’y avait plus personne. D’un pas il franchit la rue, manqua se faire renverser par un scooter qui avait grillé le feu, espionna à travers les fenêtres du bar puis, regardant autour de lui, repéra un couple qui descendait l’avenue en direction de Jaurès. Comme il se rapprochait d’eux, Thomas reconnut William qui avait mis sa main sur l’épaule de la jeune femme. Ils semblaient avoir une discussion passionnée, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps, la jeune femme riait souvent et parfois se blottissait contre lui. Ils traversèrent la Rotonde puis se dirigèrent vers les quais, croisant au passage des couples qui sortaient du cinéma et se racontaient le film ; profitant d’un mouvement de foule, Thomas se rapprocha de ceux qu’ils suivaient et surprit leur conversation au moment où William, qui revenait tranquillement de la caisse, avoua à son amie que la salle était complète. Elle ne sembla pas tellement dépitée et acquiesça à sa demande de se balader un peu le long des quais. Thomas se dirigea à son tour vers la caisse et demanda à la jeune femme brune qui le regardait dans les yeux s’il restait encore des places pour « High Fidelity ». A sa réponse positive, il ressortit du cinéma et suivit le couple qui déambulait, observant vaguement les reflets de la lune dans l’eau du bassin de la Villette.

            Le curé marchait sur le trottoir, quelque peu protégé par les arbres, ne les quittant pas des yeux, l’esprit dérangé par une vérité qu’il aurait préféré occulter, se demandant juste pourquoi William avait aussi effrontément menti à son amie. Visiblement, ce dernier se fichait pas mal des pensées troubles qui agitaient l’homme de Dieu lancé à ses trousses, une main serrant celle de la jeune femme et l’autre plongée dans la poche de son blouson. Ils étaient maintenant arrivés près du pont-canal, ils étaient seuls, il approcha sa bouche de la sienne et tout en l’embrassant langoureusement, sortit de son manteau un petit marteau. La scène qui suivit fut à la fois tellement rapide et horrible que Thomas mit un temps fou à réagir. William frappa à plusieurs reprises sur le crâne de la jeune femme qui s’effondra sur le sol, puis, jetant son outil dans les eaux, il lui trancha la gorge avec un cutter, arrivé comme par enchantement dans sa main cruelle. Et, alors que l’assassin s’allongeait sur sa victime à demi-nue, comme il relevait la tête, Thomas s’enfuit et scella son destin.

            Thomas Apostasi n’avait jamais côtoyé la mort de toute sa vie, ne l’ayant approchée ni de près ni de loin ; ses parents et ses deux sœurs étaient toujours en vie, il n’avait vu mourir personne, même pas à la télé. Il connaissait bien les douleurs spirituelles, savait les guérir, mais ignorait tout des souffrances du corps qui cesse toute activité. Il se mit à courir comme un dingue, les mains plaquées sur les oreilles pour étouffer en lui toutes ces voix qui gueulaient dans sa tête, et il n’entendit même pas le bruit des canettes traînant par terre qu’il heurta à plusieurs reprises, sourd à toute provocation extérieure. L’autre avait par contre tout entendu et se lança à ses trousses.

Ils coururent un temps fou dans les rues, l’espace qui les séparait diminuant à chaque nouvelle enjambée du tueur qui n’était plus qu’à trente mètres derrière lui et se rapprochait toujours. L’imminence de sa mort, la certitude qu’il serait la prochaine victime de William auraient du lui donner des ailes, mais Thomas était à bout de souffle et ralentissait son allure. L’assassin, le sérial killer que la police recherchait activement depuis des mois, semblait n’éprouver aucune fatigue et l’insultait de plus belle, savourant sa victoire, lui promettant une mort lente et douloureuse. Finalement, comme il débouchait avenue Bolivar, le curé aperçut un bus qui s’apprêtait à démarrer, traversa la rue en agitant les bras et réussit de justesse à monter dedans. William n’eut pas autant de chance, glissant sur une flaque d’huile et s’affalant de tout son long sur le trottoir. Thomas Apostasi gagna l’arrière du bus, tremblant de tout son corps et offrant ainsi, sans se rendre compte de rien, son visage en pâture aux appétits morbides de William qui esquissa un sourire avant de se relever difficilement.

Une fois rentré chez lui, toujours agité de tremblements inquiétants, Thomas avala deux Donormyl et se coucha. Il avait besoin de réfléchir avant de prévenir la police. Myriam n’était sûrement pas au courant des activités hideuses de son frère, or il était son confesseur, le seul à pouvoir veiller sur elle. Il fallait qu’elle vienne à l’église demain, sans quoi il irait la trouver chez elle ou lui téléphonerait.

*****

La messe fut ennuyeuse au possible. Il n’avait vraiment pas l’esprit à ça, cherchant parmi les visages celui de la jeune femme ; elle arriva vers 17 heures et s’assit à sa place habituelle, près de la colonne. Elle lui rendit son sourire et attendit la fin de la cérémonie. Comme il raccompagnait les derniers pensionnaires et s’apprêtait à refermer les deux battants de la porte, un homme fit soudain irruption dans l’église et se dirigea dans l’allée, sourd à ses cris de protestation. Il boitillait et garda son bonnet quand il s’agenouilla devant le Christ, traçant en l’air un signe de croix à l’envers. Puis il se releva et se dirigea vers Thomas en souriant. Celui-ci jetait des regards affolés autour de lui, cherchant désespérément Myriam des yeux, incapable de bouger, tétanisé sur place. Elle n’était pas loin de lui cependant, et elle ne fut même jamais aussi près que lorsqu’elle lui susurra à l’oreille : « Vous allez avoir très mal Mon Père, mais c’est pour votre bien » avant de lui briser les genoux avec une barre de fer. Thomas Apostasi s’effondra et perdit connaissance, tel un château de cartes balayé par un sèche-cheveux. Quand il se réveilla, il était allongé sur l’autel et la douleur surgit, immédiate. Ses jambes le lançaient terriblement, comme si un volcan crachait son magma à l’intérieur de sa chair, et il luttait pour garder les yeux ouverts.

Ce qu’il distinguait n’avait pourtant rien de très réjouissant, juste le visage hilare de William penché sur lui et parlant d’une voix douce : « Je ne vais pas te tuer, monsieur le détective, toi qui enseigne aux demeurés que le paradis existe. Je vais simplement te donner un avant-goût de l’enfer. Tu es bien le genre d’homme, reprit-il en dardant un regard lourd de sens sur Myriam, à ne pas connaître le secret du bonheur : ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire… Il va falloir que je te l’apprenne maintenant. Tu sais, je n’ai jamais aimé l’ordre, les suites… 1, 2, 3 et compagnie, alors je te propose une légère variante au programme qui va nous occuper tous les deux. Il serait trop bête que tu loupes un moment capital de ta vie ». Quand il appuya sur sa tête, pencha la bougie et versa la cire chaude dans son oreille, Thomas crut qu’il allait hurler de douleur à s’en péter la voix, mais Myriam veillait et lui enfonça un chiffon dans la bouche. William s’attaqua ensuite à l’autre oreille et le silence envahit la tête du curé. Le tueur continuait de parler mais il n’entendait plus rien que le feu dans son crâne et quand il le vit sortir un cutter de sa poche puis retirer le chiffon de sa bouche, il essaya de crier. William semblait attendre ce moment avec impatience et d’une main, attrapa sa langue qu’il trancha d’un geste, jetant le morceau derrière lui. Sa bouche se mit à pisser le sang comme une fontaine et il eut à peine la force de réagir quand l’homme s’occupa de ses yeux puis lui sectionna les doigts.

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Commentaires
G
sale quart d'heure qui'l aura passe la le pauvre;<br /> y fallait pas se meler de ce qui le regardait pas !<br /> enfin.. paix à son ame.<br /> je n'ai aucune culture littéraire c'est pourquoi je vais te dire ce que j'en pense !!<br /> j'ai ete tenu en haleine du debut à la fin par un scénario bien goupillé des personnages bien mis en scènes et qq trouvailles de style, j'ai particulièrement bien aimé ;<br /> le premier paragraphe<br /> l'étincelle de la confession 5000<br /> la description du curé desabuse<br /> le rappel tardif de tetanos<br /> il etait 2 h du mat et avait toujours son somnifere et un plan...<br /> la petite scene de torture<br /> par contre , j'ai pas compris pourqoui elle etait venu se confesser
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