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démo des maux
11 février 2008

Mulet militaire, à crever de rire !

robot

Aristide Mulet n'est rien d'autre que le 13ème apôtre, le quatrième carré d'un triangle isocèle, une cinquième dimension à lui tout seul. Aussi, quand il s'enquiquine de "la chose militaire", on peut être sûr qu'il va se passer des trucsmachinschoses dont personne n'a vraiment envie d'entendre parler.

Le dit du soldat Aristide

D’après une idée de Villiers de l’Isle-Adam,

consacrée aux faits glorieux du « Gigantal Tribulat Bonhomet ».

            Aristide Mulet venait d’être nommé sergent-chef de la compagnie. Cette promotion, dont l’armée devait se repentir un jour, intervenait après douze années de ronds et soyeux services. Il était rentré chez lui, droit comme un balai et avait fêté l’événement en sablant, au nom du souvenir, une bouteille de cidre bouché. Avant d’éteindre la lampe de chevet, ce soir-là, comme il se glissait tout habillé dans les draps, Aristide admira la barrette qui faisait la fière sur son épaule, prêt à affronter un par un tous les démons du royaume de Morphée. Et il fit un rêve que lui seul aurait pu faire : il rêva qu’il était Maréchal de France, et que tous les grands de ce Monde l’entouraient de leurs soins.

            Le Maréchal des logis en chef Mulet franchit la porte de la caserne, sous le salut obséquieux d’un couple de plantons, avec près de trois heures de retard. Comme il attendait devant le bureau du capitaine, ruminant une excuse qui le sortirait de cette ornière, il vit sortir du bureau toute une ribambelle de lieutenants et autres sergents médusés, catastrophés, l’œil électrifié, poignants dans leur douleur de soldat.

            - Oh là là ! pensa Mulet, ça s’annonce mal. Le capitaine doit être d’une humeur exécrable.

            Timidement, Mulet frappa à la porte et avala sa pomme d’Adam quand il entendit, du fin fond de la pièce, un « Entrez » guttural.

            - Ma mère est morte, mon capitaine... Je suis venu aussi vite que j’ai couru...

            - Mulet, êtes-vous malade ? la guerre vient d’être déclarée... Vous ne lisez donc pas les journaux ?

            - La guerre, mon capitaine ? Mais contre qui ?

            - Contre l’Allemagne, Mulet... Fichez-moi le camp, sergent.

            Sergent-chef, songea Mulet, le capitaine a oublié que je viens juste d’être nommé sergent-chef de la compagnie... mais je ne lui en veux pas : il m’a l’air si retourné par cette histoire de guerre.

            Le conscrit Mulet était tellement heureux de s’en être tiré à si bon prix qu’il oublia, l’espace d’une heure, que la première guerre mondiale venait d’être déclarée. Toutefois, les événements se rappelèrent à son bon souvenir, lorsqu’il se vit contraint et forcé de fourrer soigneusement dans sa musette de quoi s’écrire, un daguerréotype de se cuisine ainsi qu’un dictionnaire franco-allemand, au cas où.

*****

            Par un après-midi oléagineux de mars 1916, sur la route qui menait de Troyes à Verdun, Aristide Mulet, suivi de toute une escouade, à savoir cent hommes en uniforme, avançait, l’œil aux aguets, s’attendant à débusquer l’ennemi invisible, l’arme au poing, prêt à faire feu.

            Il y avait déjà deux semaines qu’ils crapahutaient ainsi, par n’importe quel temps, hébétés à force d’entendre leur chef ressasser ses indéfectibles recommandations à propos « d’un danger toujours constant, à portée de fusil »... sans jamais rencontrer l’ennemi. Mulet, dans sa conception très originale de l’art militaire, conduisait sa guerre tel un parfait civil. Il embrassait l’idée d’épuiser l’ennemi, de l’éprouver, le rendre aussi docile qu’un nouveau-né. Il entendait raisonner l’allemand, avant de lancer ses chiens féroces, assoiffés de sang à l’attaque... et bien entendu, de jeter à terre la laisse, d’être simplement le modeste témoin d’une horrible boucherie humaine. A son procès, pensait-il, il pourrait toujours alléguer aux juges, pour se défendre des accusations portées contre lui qu’il était blessé, qu’il avait tout vu et tout tenté pour arrêter ce massacre, mais que son panaris le faisait tellement souffrir qu’il n’avait pu bouger. Aristide avait beau savoir au fond de lui-même que l’adversaire ne se laisserait pas aussi impunément reprocher sa déraison, son manque évident d’intelligence, mais au contraire réagirait violemment, il ne concevait pas d’autre plan de bataille. L’unique stratégie était la fuite, pure et dure, l’exode.

            En vérité, Mulet était pacifiste, comme on souffre de dyspepsie ou de strabisme, non par amour de l’homme, mais plutôt par peur. Il était un intrus au sein d’une société soldatesque, sa vie ne tenant plus qu’à un fil qu’il rafistolait à tout moment. Au tout début des hostilités, il s’ingénia bien à arracher patiemment, le soir venu sous la tente, les galons qui plastronnaient sur son habit et le rendaient mieux qu’un simple mortel, un fusillé de première mais comme les nombreuses tentatives qu’il essaya au cours de sa vie, celle-ci fut vaine également. Déjà, chaque soldat le respectait comme le gradé qu’il était, malgré lui, et reportait sur sa personne tous ses affres, toutes ses angoisses, ses peurs. Alors, pour marquer un point sur l’ardoise invisible du néant, qui jusqu’alors n’alignait que des zéros à la queue leu leu, il résolut de changer, du tout au tout, de tactique.

            

            La veille, les pluies d’obus avaient rompu la stratégique équanimité de ses lignes, les dispersant telles des droites parallèles dessinées sur un cahier d’écolier par un marsouin à moitié aveugle, et les laissant affolées, terriblement humbles. Les rafales de mitraillettes n’inspiraient avec elles que les échos soupirants et plaintifs des blessés du combat et le crépitement mécanique des fusils, auquel répondait parfois, venu semble-t-il de très loin, des profondeurs de la forêt, le tintement des grains d’un rosaire, filant plus qu’il ne glissait entre des doigts tremblants… étouffant tous les ordres dans la gorge ; les regards, seulement, accusaient ce trouble qui s’était bel et bien emparé de chacune de ces âmes, ici délivrées des prisons que formaient leurs corps et bons à rien d’autre qu’à disparaître.

            Le sergent-chef Mulet aboyait aux ombres ses instructions belliqueuses, devenu subitement insane. « A l’assaut, forces guerrières... Quittons ce monde qui ne veut pas de nous, mais quittons-le avec dignité, et en rang. Le jour d’aujourd’hui est le jour de notre mort... Combattons, Enfants de la patrie, tirons sur tout ce qui bouge : il nous faut du sang et de la violence... nous sommes là pour ça. Empêchons-les de se reproduire, tuons, tuons, tuons... C’est Dieu qui l’ordonne... en mémoire du capitaine Tulenfant ! Soyons enfin des hommes, armons nos fusils et tirons... la viande n’a pas d’autre rêve que de finir sur l’étal du boucher, découpée... alors, à quoi bon s’interroger encore ? L’heure est venue de vivre pour la mort... cela n’a rien d’effrayant en soi... vous verrez, ça passe tout seul. Suivez-moi, compagnons de l’impossible, nous irons à la mort sans nous rendre compte de rien. Ressaisissons-nous, tuons, tuons, tuons... Tout ce qui est à portée de baïonnette est la victime à abattre, exterminons et cédons à nos pulsions barbares... Ne nous contrôlons plus, cela ne sert plus à rien, l’amour n’a plus cours ici... c’est une notion périmée, pubère, tout juste bonne à alimenter les songeries onanistes de quelques poètes sodomites... Fils du Fusil, Notre Père au bout de ce Bras Tendu, le fruit de ton canon veut sortir, franchir les espaces illimités et s’incarner à jamais dans un front allemand qui passait par là... Suivez-moi, soldats sans peur, c’est la mort qui est le but de la vie... le sang doit couler et il coulera, et toutes nos mémoires en seront inondées, jusqu’à la fin des temps... Nous dirons à nos fils, l’aigre souvenir sur les lèvres : « Oui, j’ai tué ! et la mort m’a récompensé en me laissant en vie »... Non, nous ne dirons rien à nos fils car nous serons morts... Allons, soldats d’infortune, assassins patentés, égorgeons nos frères avant qu’ils ne nous saignent... ».

            Mais plus aucun soldat ne l’entendait. Terrifiés par l’énormité de ses propos, certains s’étaient donnés la mort, d’autres s’étaient rendus à l’ennemi, le laissant là, tribun moderne, gladiateur sans armes, le visage décomposé, le poing levé, la bouche mitraillante de postillons, majestueux tel un cygne.

            Derrière les fourrés, cependant, encerclant la colline où s’agitait l’impavide Aristide, le caporal Siegfried donnait ses ordres, dans la langue de Molière, car le soldat était très respectueux des coutumes particulières à chaque pays conquis :

            - Nous sommes les vainqueurs... Hurrah pour Guillaume... Soldats, fusillez-moi cet idiot, pour l’exemple : il déshonore l’armée.

            Ainsi s’acheva la vie militaire d’Aristide Mulet, victime exemplaire de l’absurdité humaine, mort pour s’être donné en spectacle à une heure où tous les théâtres du monde sont fermés.

            

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