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démo des maux
18 avril 2009

l'agence générale du renouveau

boschA l'heure où l'eugénisme, le clonage et les cellules souches reviennent en force(ps) dans la bouche de nos gouvernants, une brève histoire des temps passés qui trouve semble-t-il un certain écho.

L’agence générale du renouveau

« Décapitez les haches à coups de tête ! ».

Gérald Neveu

            La Terre courait à sa perte, courait si vite que son ombre la suivait avec peine. Le rêve d’un monde meilleur avait pris le dessus sur l’ancien dessein de la planète figée en sa trahison, siècle après siècle raturé. Les choses suivaient péniblement leur cours et comme il ne les menait nulle part, tous les hommes comprirent alors que la vie ne pardonnait rien, n’excusait aucun des crimes perpétrés au long des âges « au nom d’une certaine qualité de l’espèce ».

            La vie est-elle d’appartenir corps et âme à son ennui ? La vie est-elle de croire en l’autre moins qu’en soi-même ? La vie est-elle de se coucher la nuit avec une femme désirable et de se réveiller le matin, une goule lascive allongée à côté de nous, les babines retroussées écumantes de notre sang ? Enfin, la vie est-elle… ou n’est-elle plus ? Simon Delanuit vivait depuis dix ans les heures les plus affreuses de toute son existence, pourtant marquée dès le départ par une tristesse sans nom. Il souffrait d’une espèce rare d’aboulie que son psychothérapeute tentait vainement de combattre en le gavant de cuivre et de magnésium, n’ayant plus aucune appétence pour quoi que ce soit, fatigué de vivre mais continuant à frapper d’anathèmes les délires suicidaires qui l’encourageaient à voix basse. Un soir, perdu dans la lecture d’un quotidien, son regard étriqué d’humain en mal de sensations fortes suivit les lignes d’un article, mot après mot, tel un plongeur en apnée qui n’ose pas lâcher la corde qui doit l’emmener trois, quatre minutes, deux cent mètres plus bas.

            - Avoir vécu cinquante ans en vain pour le simple déplaisir d’être encore là, prisonnier jalonnant jalousement son claim… Cinquante ans, c’est beaucoup trop pour ce qu’il me reste à faire et ce n’est pas assez par rapport à ce que j’ai déjà fait. A vrai dire, je n’ai rien fait que la vie ne m’ait reproché un jour, alors à quoi bon élucubrer l’analyse chimique de l’air que je respire ? Renifler pour mieux vomir ensuite. Pouah ! Quelle vie. Si je n’ai rien tenté de mieux jusqu’à aujourd’hui, demain ne sera guère différent, rien qu’un jour comme tous les autres où rien ne se passe sauf les années. Et donc, pontifia-t-il, il ne me reste que cet ultime remède : la mort, je n’en veux pas… D’ailleurs, je n’y crois pas !

            Le remède dont parlait Simon Delanuit venait juste de lui sauter à la gorge ; en dernière page du journal, une petite annonce jouait des coudes au milieu de ses congénères, aussi disparates qu’inattendues, notamment une initiation complète à la langue énochienne, une semaine de safari-photo dans les pelouses du zoo de Vincennes ou encore une rencontre exceptionnelle avec la femme de votre vie – le monde avait bien changé depuis le vingtième siècle mais on en était toujours à se chercher mutuellement – que vingt mille autres pelés se disputeraient également, brandissant le même journal et la reconnaissant aussi comme la seule, l’unique, l’irremplaçable… Au nez et à la barbe de ses acolytes d’encre et de papier, figurait la sienne, celle dont il n’osait rêver que la nuit, claquemuré dans le sommeil :

            « CHANGEZ DE VIE SANS RIEN CHANGER A VOTRE VIE. DEVENEZ ENFIN QUELQU’UN ! QUELQU’UN D’AUTRE : CELUI QU’IL VOUS TARDE D’ETRE. FAITES-VOUS PLAISIR ! DEMANDEZ CONSEIL ET ASSISTANCE A L’AGENCE GENERALE DU RENOUVEAU ».

            Suivait une adresse dans le vingtième arrondissement.

            Simon Delanuit aspira goulûment une bouffée de tabac puis la recracha, comme il faisait toujours depuis qu’il s’était mis à fumer, à rouler une cigarette après l’autre, ce sixième doigt sans ongle planté là au milieu des cinq autres, se recroquevillant, se ratatinant sur place avant d’être expulsé dans les profondeurs d’un caniveau d’une chiquenaude dédaigneuse…  enflammé (c’est le cas de le dire) à l’idée de greffer un doigt supplémentaire à sa main, un doigt incandescent que ses lèvres faisaient vivre, semblant dévorer sa main petit à petit, dès que la pénombre s’avançait, sa chair blanche comme un linceul qui s’ensevelirait lui-même dans une tombe sans cadavre. A la fin, l’homme ne conservait de ce passage rapide de la vie à la mort qu’une odeur de tabac froid dans la bouche et sur la main, à l’endroit même où s’était tenu et maintenu en vie le temps d’une fumette, d’un ennui passager, ce nouveau doigt sans phalanges, sans artères… une odeur mêlée à sa propre odeur animale, un puissant réactif.

- Ah ! s’il m’était donné de ne plus jamais recracher cette fumée, s’écria Simon pour couper court au silence, de l’ingérer comme la nourriture qu’elle est, de la conserver en moi aussi longtemps que je… ». Il n’alla pas plus loin dans ce soudain déchaînement des forces actives de sa pensée et se retrouva brusquement muet dans sa tête. Peu après, un certain bien-être l’envahit, entoura ses bras potelés autour de sa taille et l’attira à lui, dévorant de baisers mouillés ses lèvres frémissantes. C’est alors, il s’en souvient bien, qu’il catapulta son esprit dans les recoins de sa mémoire. Qu’était-il arrivé… Que lui était-il arrivé depuis son départ de l’agence ? Que lui avait-on fait ?

            Il s’y était rendu deux fois : d’abord pour prendre rendez-vous et ensuite, pour l’opération. La première fois, il avait monté trois étages dans le noir, n’ayant trouvé qu’en haut l’interrupteur puis une secrétaire l’avait fait patienter dans une salle. Il avait feuilleté des magazines insipides et trouvant le temps long, allumé une cigarette qu’il éteignit aussitôt, avisant sur le mur en face « l’interdiction de fumer et de parler » épinglée au-dessous d’une caméra de surveillance. Une demi-heure plus tard, relevant la tête dans un demi-sommeil, plus proche du coma que de la sieste et comme l’horloge résonnait de ses quatre coups, une porte sur sa gauche s’était ouverte brutalement, livrant passage à un homme entre deux âges. Il l’avait suivi dans son bureau, marmonnant entre ses dents les mots qu’il allait bien pouvoir éructer, capables d’expliquer sa venue en ce lieu si particulier. Le docteur l’avait invité à s’asseoir et il avait obtempéré de bonne grâce, gagnant ainsi quelques secondes de répit. Puis l’entretien avait commencé.

            - Monsieur Delanuit, je présume ?

            - Lui-même. Pourquoi avait-il répondu cela, au lieu d’un simple oui en bonne et due forme ?

            - En quoi puis-je vous être utile ?

            - J’ai lu votre annonce dans le journal. L’élève avait bien appris sa leçon et la débita d’un trait, sous l’œil complice du professeur.

            - Ah oui ! L’annonce. Connaissez-vous notre agence ?

            - A vrai dire, je suis avant tout venu ici pour me renseigner.

            - Bien, très bien. Avant tout, vous devez savoir que l’Agence générale du renouveau est reconnue d’utilité publique. La loi 1901, ça vous dit quelque chose ?

- Tout à fait. En fait, il n’en savait rien mais redoutait tellement les autres questions qu’il n’hésita pas à mentir. Et s’il fut un peu surpris par le comportement de l’homme qui ne prit pas la peine de développer plus en avant son exposé, lui tendant simplement plusieurs feuilles de papier, il n’en laissa rien paraître.

            Il signa tous les papiers, sans même les lire et nota le rendez-vous, fixé trois jours plus tard, sur un carnet qui ne quittait jamais sa poche. Entre ces deux dates, Simon ne se souvenait de rien. Il avait du végéter, comme à son habitude ; peut-être était-il sorti voir un film, manger une pizza au coin de la rue, peut-être s’était-il tout simplement couché pour ne se réveiller que trois jours plus tard ? Quoi qu’il ait fait durant ce laps de temps, il était là à l’heure dite, devant la grille, prêt à pénétrer dans le saint des saints, le si mystérieux centre de soins. Dans son souvenir, il y avait beaucoup de couloirs et de portes qu’il avait ouvertes sans rencontrer personne avant de buter dans quelqu’un, une jeune femme avec pour seul vêtement une blouse rouge boutonnée jusqu’au cou. Ils avaient longé ensemble d’autres couloirs, il avait entamé la conversation mais elle s’était tue jusqu’au bout, crachant à la fin ces paroles si polies : « Vous êtes arrivé Monsieur ». A cet instant, la porte s’était ouverte et trois hommes habillés de blouses de chirurgien l’avaient invité à entrer, lui désignant la TABLE, immaculée, offerte à son désir.

            Après, le trou noir lui rabattit le caquet, son cerveau se vida comme une chambre à air crevée et il sombra dans une torpeur toute artificielle. Le premier souvenir était seulement olfactif : une odeur de chloroforme, persistant longtemps après le réveil. Raccompagné ensuite jusqu’à la sortie par deux infirmiers patibulaires, il s’était dirigé d’une allure d’automate vers la bouche de métro qui semblait vouloir l’avaler puis s’était effondré sur son lit.

            Le lendemain, le premier détail qui le frappa devant le miroir était une fine cicatrice sur le front, juste en-dessous de la racine des cheveux, une cicatrice en forme d’étoile sans branches comme une ridicule troisième narine, déjà encroûtée par endroits.

            Dans la salle d’opérations, le docteur Delamort, spécialiste français de la lobotomie, retirait ses gants et son masque.

            - Une opération rondement menée, chers confrères, mais à la limite du paradoxe : Monsieur Delanuit opéré en plein jour ! Il a enfin retrouvé son nom celui-là : on ne s’appelle pas Delanuit pour rien.

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