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démo des maux
25 février 2008

Le cri du phénix

fant_me_poursuivi

J'ai écrit cette nouvelle pour un concours - auquel je n'ai finalement pas participé - qui demandait à chaque auteur de reprendre la première phrase d'un texte et d'imaginer la suite. "Alors qu’il courait dans les rues désertes et glissantes, (il) réalisa qu’il avait semé ses poursuivants".

J'ai été bien inspiré et me suis lancé dans une histoire à mi chemin entre la science-fiction et le fantastique.

Le cri du phénix

Alors qu’il courait dans les rues désertes et glissantes, Martial Déviant réalisa qu’il avait semé ses poursuivants. La pluie le frappait par saccades et le vent s’engouffrait dans son imperméable à moitié ouvert, le rejetant en arrière, comme si les éléments s’étaient eux aussi ligués contre lui. Il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule tout en sortant la carte à puces de sa poche, faillit tomber à terre mais se rattrapa à temps et continua jusqu’au bâtiment en pierres noires qui lui faisait face, à moins de cinquante mètres. Il farfouilla dans la serrure et poussa la porte en vieux bois de cèdre sculpté. Il était à présent à l’abri, au cœur du musée, devant la pièce maîtresse du département de télépathie : un générateur à particules classé X, capable de projeter non seulement l’image du sujet sondé mais également de lui faire ressentir les pensées du sondeur. C’était bien mieux que les hologrammes d’avant… D’avant la catastrophe. Celui-ci était le dernier modèle encore existant sur Terre et sa dernière chance. Du moins, Martial l’espérait.

Il y avait maintenant neuf ans qu’il travaillait au MCI et il n’avait eu accès à cette salle que trois fois, la première lors de l’entretien d’embauche, puis trois années plus tard, lorsque la Délégation Psychique était venue visiter le Musée des Consciences Imaginaires et qu’il avait été chargé par le directeur de guider ces illustres personnages – « Une visite complète, Déviant... Nos Amis méritent un tel effort ». Et aujourd’hui, chancelant comme un arbre sous la tempête, n’arrivant pas à se contrôler, cherchant son souffle et le code d’accès.

Personne ne l’avait suivi dans le musée, il en était à peu près sûr ; en refermant la lourde porte derrière lui, il avait eu le temps de s’en assurer. Il lui suffisait d’une soirée, juste une soirée pour se connecter, s’introduire dans la conscience du Cerveau et changer le destin. L’avenir du monde dépendait de lui, un simple gardien de musée qui avait rejoint la résistance par hasard, un soir qu’il avait suivi cette femme dans la rue.

D’après ce qu’en disaient les écritures, à une époque lointaine, les musées étaient des lieux que les gens aimaient à fréquenter pour y admirer de drôles de choses, qu’on appelait des toiles, des sculptures ou encore des photographies. Il avait fallu beaucoup de temps à Martial pour y croire. Il y avait eu tout d’abord cette découverte fortuite, un soir qu’il avait piraté le système informatique du réseau et où il avait pu visionner de vieux documents d’archives. Puis, il y avait eu la rencontre du Groupe Zêta.

Comment en était-il arrivé là ? Cette femme était responsable de tout. Il avait fait sa connaissance par hasard, il y a trois mois, alors que le musée fermait ses portes. Il ne lui avait tout d’abord prêté aucune attention, trop occupé à indiquer la sortie aux visiteurs, mais peu à peu, comme la foule se dispersait, s’engouffrant docilement vers la sortie, ses yeux avaient croisé les siens. Il avait ressenti une telle détresse dans son regard que sans trop savoir ce qu’il faisait, il avait été la rejoindre… elle, percluse devant une reproduction holographique de l’explosion nucléaire qui avait détruite la ville d’Hiroshima au milieu du vingtième siècle, et lui, se demandant s’il n’était pas déjà mort ou en train de rêver. Deux jours plus tard, il l’aimait comme ce n’est pas permis. Morgane était belle comme une image du passé qu’on épingle sur un mur et devant laquelle on se prosterne.

Martial n’avait qu’une connaissance limitée des événements affreux qui avaient déchiré la planète en l’an de disgrâce 2078, et tout ce qu’il savait n’était rien. Depuis qu’ils avaient tous été nettoyés, il y a si longtemps, la mémoire était devenue comme un rêve dont on se rappelle… ou pas. L’histoire racontait simplement que la planète toute entière avait failli disparaître, lorsque la comète avait heurté la Terre ; plus de quatre-vingt pour cent de la population avait péri et des années s’étaient écoulées avant que le monde ne renaisse de ses cendres, tel le phénix de la mythologie. Mais l’oiseau en question avait un bec, des serres, et il entendait bien s’en servir. Les parents des parents de ses parents avaient bien entendu parler de la transformation de l’espèce qui s’était opérée au fil des siècles… mais aujourd’hui, près de deux siècles plus tard, plus personne ne se souvenait vraiment. Tout était parti d’un système de communication informatique qui avait fait son apparition à la fin du vingtième siècle, d’une façon confidentielle tout d’abord, puis s’étendant petit à petit, tissant sa toile telle une mygale affamée. Il ne restait plus grand chose de ce programme Internet mis au point par l’armée américaine dans les années 1950, ni même de ce que l’humanité avait pu en connaître avant le cataclysme. Le développement des techniques de communication avait rendu le réseau indispensable, puis vital. Et aujourd’hui, le Cerveau était partout, dans chaque conscience... et il était vivant. Les années, puis les siècles avaient passé, et le monde en était arrivé là. Un homme, du moins ce qui devait ressembler à un être de chair dans le passé, avait pris possession du réseau et gouvernait le monde, à sa façon. Ainsi avait-il décidé que chaque être humain, dès sa naissance, serait séparé de sa famille biologique et confié aux programmeurs, chargés de lui fabriquer une éducation et un avenir, selon les besoins de la communauté. Autrefois, cette pratique médicale s’appelait la lobotomie, mais les mots ne voulaient plus rien dire actuellement. Les couples étaient encore autorisés, car nécessaires à la survie de l’espèce ; malgré toute sa science, le Cerveau n’avait toujours pas réussi à dompter le génome. Il avait encore besoin des humains mais de moins en moins car ses savants faisaient des progrès énormes, clonant à partir d’une cellule morte un être hybride, presque humain. Mais d’ici dix ou vingt ans, l’humanité ne serait plus indispensable à la vie sur cette terre. Ce dont tous les gouvernements avaient rêvé, cet esprit supérieur et cynique en avait fait une plate réalité : le chômage n’existait plus. Il y avait autant de travailleurs que de besoins à rassasier, pas un de trop, pas un de moins. Personne ne connaissait exactement l’âge du Cerveau ; de mémoire, il avait toujours été là. Il y avait bien quelques dingues qui hantaient les parcs le soir, après leur journée de travail obligatoire, haranguaient la foule et déterraient les cadavres du passé mais les Vecteurs veillaient à maintenir l’ordre et exécutaient sans pitié ces fauteurs de trouble.

Il y avait aussi la résistance, qui se réunissait clandestinement la nuit sous terre. Martial n’avait jamais entendu parler du complot avant de rencontrer Morgane, mais un soir, elle l’emmena dans les carrières souterraines de Pandémonia, l’ancienne Paris, où ils se réunissaient. Ils durent se glisser à l’intérieur d’une chatière et éclairés par sa lampe à carbure, errer dans les galeries, parfois inondées d’eau, sur les murs desquelles étaient peints des dessins qui dataient de plusieurs siècles. Il y avait également quelques salles où des humains avaient taillé la pierre et dans l’une d’entre elles, la salle Z, du nom du groupe, Martial fit connaissance avec la rébellion. Morgane lui fit signe de se taire et lui tendit une pilule qu’il avala, après l’avoir vu faire. Il devait y avoir une cinquantaine de personnes présentes, toutes silencieuses et agenouillées, écoutant l’homme debout qui parlait :

- IL est partout. IL règne dans ce monde comme le soleil dans la galaxie. IL sait tout de nous, tout ce que nous croyons savoir et surtout, tout ce que nous ne savons plus. IL a pris possession de notre esprit, s’est insinué en lui et commande à chacune de nos actions, s’amuse à nos dépends. Pour l’instant, nos pilules nous protègent encore, mais le jour de la fin est proche…

Martial ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Son cerveau bouillonnait, il avait mal partout et devant ses yeux se profilaient des feux follets luminescents. Péniblement, il tourna la tête vers Morgane et susurra :

- Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce que vous faites ici… et quelle est cette pilule que tu m’as fait avaler ? Ma tête est en feu, je vois des ombres lumineuses danser devant moi et j’entends des choses…

- Martial, aie confiance en moi, s’il te plaît. N’ai pas peur des « ombres », ce sont nos amis les phosphènes : ils te souhaitent la bienvenue et exécutent leur sarabande enflammée en ton honneur. Suis-moi maintenant, je vais te présenter Antonin, c’est un ami et un grand scientifique, il pourra tout t’expliquer.

            - En fait, reprit Antonin, il s’agit tout bêtement d’un condensé de cocaïne et de certaines épices, dont la muscade, réputée pour ses vertus hallucinogènes, à forte dose. C’est la seule substance connue qui nous permette de lutter contre l’intrusion, notre esprit s’évadant et retrouvant une vie propre qui les empêche de nous localiser. La pilule agit directement sur les centres moteurs, paralysant net l’action de l’espion

            - Il a vu les phosphènes Antonin, la première fois… c’est un signe, non !

            - Morgane, tu as toujours été très douée pour interpréter les symboles… mais qui sait, il se pourrait que tu aie raison aujourd’hui et que Martial soit bien celui que nous a…tten… di…ons… tou… ssss…

Mais déjà Martial n’écoutait plus, couché sur le sable, se tenant le ventre avec les bras, et il tomba évanoui à l’instant où plusieurs hoquets annonciateurs d’un dérèglement interne dégénérèrent en un vomissement incontrôlable.

           Quand il se réveilla, plusieurs heures après, la gorge irritée par la soif, il était étendu sur un matelas en mousse, sanglé dans un lit de fortune métallique qui couinait dès qu’il se retournait. Morgane n’était pas là. Personne n’était là. Il était seul dans cette pièce semi-circulaire et devant ses yeux qui s’évadaient du sommeil, des figures de gorgones sculptées dans la pierre le regardaient en souriant. Combien de temps resta-t-il ainsi, ravalant son envie de vomir de nouveau : quelques heures, une journée ? Finalement, il se rendormit et à son réveil, la première chose qu’il découvrit fut le visage de la femme penchée sur lui, épongeant son front avec un gant humide qui sentait le vinaigre.

- Morgane, dis-moi que je rêve, que je vais bientôt me réveiller… Dis-moi que rien de ce qui ne m’entoure ici n’est vrai…

- Martial, mon amour, je répondrais à toutes tes questions. Mais laisse-moi te dire quelque chose d’abord. Tiens, reprends une pilule, tu en as besoin et il le faut. Regarde, j’en prends une aussi, ce sont exactement les mêmes. Tu vas voir, la sensation est complètement différente la deuxième fois… ton organisme y a pris goût, c’est comme s’il reconnaissait le produit. Martial, tu en sais autant que n’importe lequel d’entre nous sur le Cerveau et ses sbires, il faut juste que tu saches que nous avons décidé de tenter l’impossible pour mettre fin au règne de ce dictateur. Il y a eu dans le passé une autre vie où l’humain était maître de ses pensées, de ses sentiments, une époque où il pouvait décider par lui-même ce qu’il avait envie de faire. Dès la première soirée que nous avons passé ensemble, alors que nous nous connaissions à peine, souviens-toi, tu m’as parlé de ta visite inopinée dans la mémoire de l’ordinateur central du musée. Ce que je vais te dire ne doit donc pas t’étonner et même...

- Morgane, je ne sais plus quoi penser… Ne m’en veux pas si je te coupe la parole - je pourrais rester des heures suspendu à tes lèvres, crois-moi - mais je dois savoir : qui est l’être que j’ai vu hier – était-ce hier seulement  ? – haranguer cette foule prosternée à ses pieds ?

- C’était hier Martial, pour toi comme pour moi. Tu me demandes qui est notre sauveur : un homme, rien qu’un homme mais notre guide, celui qui nous a montré le chemin. Il est ce que cette foutue planète a produit de meilleur depuis trois siècles. Mais ce n’est pas à moi de te parler de lui : quand il a envie de parler, il vient te voir et t’écoute. Il ne nous enseigne que ce que nous brûlons tous d’apprendre : la libération de l’esprit.

- Se libérer de l’emprise du Cerveau ! mais c’est impossible Morgane, c’est mettre la terre à feu et à sang… Il est partout…

- Tu vois, tu fais déjà partie des nôtres, tu es contaminé. C’est fou le pouvoir de ces pilules. Martial, rien n’est impossible à un homme qui veut conquérir sa liberté... mais laisse-moi appeler Algernon. S’il y a encore quelqu’un capable de te dire ce que tu dois savoir, alors que j’en suis incapable à cause de mon amour pour toi, ça ne peut être que lui.

- Morgane, reste avec moi… ne t’en vas pas. Qui… qui est Algernon ?

- Bonjour Martial, je suis celui dont tu as deviné l’existence. Nous ne sommes pas tout à fait des inconnus, nous avons même eu l’occasion de ne pas faire connaissance hier soir. Tu avais tes problèmes, j’avais les miens… et j’ai toujours pensé qu’il était préférable de les régler chacun dans son coin. C’est sûrement une erreur que de croire à ces balivernes, mais l’esprit est malheureusement aussi faible que la chair. Ne t’inquiètes pas Martial, Morgane va rester avec nous. Elle a davantage sa place ici que moi… obligé de ressasser ses rengaines anarchistes qui n’intéressent plus personne. J’imagine qu’elle t’a dressé une situation on ne peut plus exacte du différend qui nous oppose au Cerveau… mais, avec ton accord, je vais t’exposer le problème différemment. Vois-tu, il y a longtemps…

Martial ne sut jamais exactement combien de temps dura leur entrevue secrète. Assis dans le lit, serrant la main de Morgane qui lui souriait, l’échine contre un mur de pierres rugueuses, l’obligeant à changer assez régulièrement de position, il écoutait bouche bée ce que l’homme lui racontait ; mais tout en buvant ses paroles, il l’examinait. Algernon semblait d’une autre époque ; déjà, il était habillé avec des vêtements que Martial ne connaissait pas, un tissu bleu et assez épais qui recouvrait ses jambes avec deux lanières qui enserraient ses épaules et retombaient dans son dos, et surtout, il portait à l’oreille une pièce de métal qui avait l’air de faire partie intégrante de lui. Martial était incapable de lui donner un âge précis tant sa physionomie étonnante ne se prêtait pas à un examen détaillé. Le plus étrange pourtant était le dessin qui maculait son avant-bras et qu’il identifia plus ou moins comme celui d’un animal qui devait dater de l’époque pré-cataclysmique. Algernon parlait d’une voix douce et sensuelle, une basse chantante et hypnotique en harmonie parfaite avec son physique. D’une taille au-dessus de la moyenne, ses yeux d’un vert profond écrasés dans leurs orbites faisaient mieux ressortir encore la beauté de ce visage inoubliable.

Ce jour-là, Martial comprit que tout ce qu’il croyait savoir sur le Cerveau, sur la vie, n’était qu’un immense mensonge. L’homme lui parla des pilules miraculeuses qui leur étaient indispensables mais qui les tuaient à petit feu, déréglant leur horloge interne, les obligeant à en consommer toujours davantage. Il lui parla également de la milice, de ces chiens de garde kamikazes, ces Vecteurs venus d’ailleurs qui s’introduisaient à l’intérieur de leurs victimes, tels des microbes, puis se laissaient imploser, et aussi de l’espion qu’ils avaient tous en eux, un foutu microprocesseur implanté dans leur crâne qui les suivait à la trace.

A la fin, Martial en savait tant qu’il se leva, incapable de savoir s’il fallait lui tendre la main ou gagner directement la sortie en compagnie de Morgane. Algernon lui rendit son sourire et le serrant dans ses bras, lui murmura à l’oreille ces paroles qui changèrent le cours de son destin :

- Martial, savais-tu que ton nom est une invitation à la révolte ? Nous avons besoin de toi, autant que tu as besoin de nous. J’ai senti en toi des puissances qui…

- Algernon, mon nom, c’est Martial Déviant, un point c’est tout. Ce sont les Programmeurs qui l’ont choisi, comme pour n’importe qui…

- Je sais, c’est ce qui rend ce choix si capital… Ce nom ne signifie peut-être rien pour toi mais pour moi, il veut dire beaucoup.

Martial était devant le générateur lorsqu’il entendit le bruit. Un bruit en apparence anodin, celui du verre brisé qui tombe sur un carrelage. Annulant le programme qu’il venait de lancer sur l’ordinateur, il attrapa le fusil et prenant soin d’éteindre la lumière derrière lui, se dirigea silencieusement vers la salle aux plasmas, la seule à posséder des fenêtres. Rasant les murs, il arriva près de l’entrée et distingua une forme qui s’échappait à l’autre bout de la pièce. Il n’y avait aucune lumière mais cela n’avait guère d’importance. Martial souleva son fusil, régla le viseur et la luminosité, ferma les yeux puis fit feu. Il n’y eut aucune détonation, aucun son, juste le léger cliquetis de l’arme avant que la salle ne s’éclaire, comme si mille soleils s’étaient engouffrés à l’intérieur. Ce délire de lumières ne dura que quelques secondes… et quand il regarda à nouveau dans la pièce, le visiteur imprudent battit l’air avant de s’effondrer durement sur le sol tel un pantin désarticulé. Il attendit à peu près une minute, le temps nécessaire à sa victime pour sortir de sa torpeur. Quand elle revint à elle et ouvrit les yeux, elle rencontra d’abord la gueule du fusil à quelques centimètres de son visage, puis l’homme caché derrière, s’essuyant le front d’une main qui tremblait autant que ses jambes. Elle avait beau porter une cagoule et une combinaison noire, il n’y avait aucun doute à avoir, c’était bien elle.

- Morgane, que fais-tu là ? Qu’est-ce qui t’a pris de venir ici… j’aurais pu te tuer…

- Martial, pourquoi grelottes-tu ainsi ? Est-ce que tu aurais peur ?

- Peur ? la peur n’est rien par rapport à ce que j’ai éprouvé. Tu sais, ce musée n’est pas vraiment le lieu de prédilection des promeneurs noctambules et toi… Toi qui es prête à donner ta vie pour ce combat, sais-tu seulement comment tu réagirais en face d’un vecteur ?

- Tu as cru que j’étais l’une des leurs, c’est ça ?

            - Non mon amour, pas toi… j’ai juste cru qu’un de ces monstres était entré dans le musée et qu’avec mon arme ridicule, j’aurais eu beaucoup de mal à lui faire face… et je savourais ma joie d’être toujours en vie.

            - Ton fusil semble pourtant un engin efficace ?

            - Contre les humains, oui ! Contre eux, c’est difficile à dire… mais suis-moi, nous n’avons plus beaucoup de temps. D’ici quelques heures, notre cauchemar sera enfin terminé.

            De retour dans la salle, Martial activa l’ordinateur et introduisit le cd-rom. Morgane se tenait à côté de lui, aussi muette et pâle qu’une statue de l’antiquité, comme si elle attendait depuis longtemps. Le disque dur, regorgeant de données, certaines aussi vieilles que le nouveau monde, venait d’être formaté, une nouvelle ère informatique voyait le jour. Elle lui tendit le casque qu’il plaça sur sa tête, s’isolant du monde environnant et lança le programme… et au même instant, un autre bruit retentit, beaucoup plus sourd cette fois.

            L’idée que la résistance avait conçue pour vivre en paix et se débarrasser à jamais de ce monstre, était d’une simplicité désarmante : assassiner le Cerveau en utilisant le réseau. Comme il était partout, infiltré dans chaque conscience, il fallait juste que quelqu’un s’introduise à l’intérieur de son esprit et le tue en le faisant souffrir. Cela ne semblait pas tellement compliqué : il suffisait de faire remonter à la surface d’horribles images des anciens temps, de se concentrer dessus des heures et des heures durant et la pensée ferait le reste.

            Morgane fut la première à réagir. D’un geste brusque, elle attrapa le fusil et franchit les quelques mètres qui la séparaient du seuil. De son côté, Martial martelait le clavier tout en suivant son reflet à la trace dans l’écran, et quand il la vit partir, il leva la main et lui dit : « Morgane, nous avons deux problèmes. Les vecteurs sont entrés par la fenêtre que tu as brisé et ils nous cherchent… et je ne peux pas stopper ce putain de programme… Tant pis pour la résistance, nous devons partir, tout de suite si nous ne voulons pas mourir ». « Martial, nous n’avons plus le temps de reculer… alors baise ce salaud maintenant, je me charge d’eux. Je t’aime, tu sais, je n’ai jamais aimé que toi ». Il n’eut même pas le temps de lui dire qu’il l’aimait aussi, qu’elle était folle de se conduire ainsi et qu’ils avaient peut-être une chance de pouvoir s’échapper par la porte dérobée juste en face. Quand il se retourna pour la voir une dernière fois, elle avait disparue.

            Ils devaient être trois, se faufilant dans les couloirs du musée. Elle pouvait entendre le bruissement de leurs pas sur le parquet et sentir comme un courant d’air quand ils se déplaçaient. Tous les sens en éveil, elle attendait, serrant le canon, l’œil collé contre la lunette, le doigt appuyé sur la gâchette. Les vecteurs semblaient agités, changeaient régulièrement d’apparence ; parfois, ils se jetaient hystériquement l’un contre l’autre dans un flot de lumières et se scindaient ensemble quelques instants, insufflant et pompant d’une même ardeur combative l’énergie des autres, avant de se désagréger. C’était leur manière de combattre.

Les vecteurs étaient la plus grande réussite du Cerveau. Il avait réussi, en compagnie de son armada d’eugénistes, par de subtiles manipulations génétiques et de transplantations de glandes endocrines, d’organes et de cellules nerveuses à créer une espèce nouvelle qui tenait à la fois du règne animal, pour son agressivité et du règne végétal, pour sa docilité. Le résultat était infernal. Ces créatures programmées pour tuer ressemblaient la plupart du temps à des chiens, des chiens enragés, dépourvus de poils et armés de deux rangées de crocs. Cela n’était pas vraiment inquiétant ! l’époque n’était pas spécialement portée à la douceur. Mais il suffisait d’une simple erreur, d’un seul dérapage pour les voir se transformer en de redoutables machines à tuer. Ils prenaient alors l’apparence de protoplasmes purulents, crachant des boules de feu qui vous laissaient assommés ; et puis, tranquillement, sûrs de leur victoire, ils fondaient sur vous, se glissaient en vous et s’auto-détruisaient.

Morgane pressa la détente quand il se rua sur elle. Le vecteur, touché de plein fouet, laissa entendre une longue plainte déchirante avant de disparaître, si rapidement qu’elle en eut le tournis à essayer de le suivre. Il n’avait pas été blessé, juste un peu secoué… il n’allait pas tarder à revenir à l’attaque. Le fusil ne les tuerait pas, elle le savait. Elle devait juste retarder le moment de sa mort, offrir à Martial quelques minutes de répit. Etrangement, elle n’avait pas peur, pleinement consciente de ce qui l’attendait : sa propre mort n’avait, finalement, aucune importance.

           A plusieurs reprises, elle repoussa les assauts des monstres qui l’attaquaient séparément, ayant à peine le temps de recharger son arme entre chaque offensive. Il y avait quelque chose d’insolite dans cette agression, comme s’ils jouaient avec elle, lui laissaient croire qu’elle était une adversaire à leur hauteur. Jamais encore un humain n’avait résisté aux attaques des Vecteurs plus de dix minutes. Peut-être ignoraient-ils qu’elle n’était pas toute seule dans le musée, protégeant l’accès à la salle où une révolution était en marche ? Peut-être était-ce une feinte de leur part, un moyen de la tester, de lui faire commettre la moindre erreur qui lui serait fatale… à moins que… A moins que Martial ne soit déjà parvenu à atteindre le Cerveau, trop occupé à lutter pour sa propre survie et momentanément incapable de diriger sa horde de monstres. Morgane en était sûre maintenant, Martial livrait bataille au Cerveau et les Vecteurs l’ignoraient ! Et sans personne pour les commander, ils retrouvaient leurs instincts de chiens et se battaient sans coordonner leur attaque. Elle avait peut-être un moyen de s’en sortir, de retrouver l’homme qu’elle aimait et de couler des jours heureux en sa compagnie.

         Morgane avait simplement oublié un léger détail. C’est le Cerveau qui avait fabriqué les Vecteurs, qui étaient en quelque sorte comme des extensions de sa propre conscience. Aussi, la moindre douleur qui le frappait, même le plus léger mal de tête avait des répercussions jusque dans leur cerveau de bête. Et s’ils donnaient l’impression de courir dans tous les sens, c’est parce qu’ils souffraient eux aussi et non parce qu’ils manquaient de méthode… Et à un moment, alors que Martial relâchait sa concentration, ils se précipitèrent ensemble sur leur victime qui vida le chargeur avant de s’effondrer durement sur le sol. Elle eut à peine le temps de relever la tête qu’ils se jetèrent sur elle, et à l’instant où elle ferma ses paupières, les deux créatures s’infiltrèrent dans son corps, qui explosa.

         Il ne restait plus qu’une bête, prête à tout pour suivre ses frères dans la mort… et à l’instant où le Cerveau cessait de vivre, le vecteur franchit les quinze mètres qui le séparait de la salle et se jeta sur Martial.

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